Poser la question de la conservation, promotion et relance des langues, est fondamental dans nos sociétés contemporaines, au-delà de l’intérêt purement affectif, voir passionnel dans certains cas, qu’elle peut susciter. C’est bien les choix de sociétés, de leur organisation au sens large, qui sont engagés dans les différentes réponses que l’on peut y apporter. La « question » des langues dépasse amplement la seule dimension linguistique ou la simple opportunité de conserver tel moyen de communication plutôt que tel autre, ce système plutôt que celui-ci. Ainsi, les problèmes du vivre-ensemble, des hiérarchies sociales, de la culture au sens large, de l’efficacité, de l’économie, du pragmatisme etc. sont consubstantiels aux interrogations sur la sauvegarde des langues.
Aborder la question de la protection et de la relance des langues suppose tout d’abord que ces dernières soit obsolescentes, au moins en partie sinon complètement, ou pour reprendre les termes chers à l’Unesco « en danger ». à son tour, cette précarité linguistique implique inéluctablement un rapport de subordination à d’autres langues qui ont politiquement, socialement ou économiquement, évincé les premières ou dans une moindre mesure, les ont affaiblies. Dès lors, traiter le sujet épineux de la conservation et de la promotion linguistiques conduit, nécessairement selon nous, à une prise en compte à la fois théorique et pratique du plurilinguisme et plus généralement de la diversité. Autrement dit, l’éventuelle conservation ou relance d’une langue se fera toujours en fonction d’une ou plusieurs autres langues. C’est ce rapport à l’autre qu’il convient d’analyser. D. Daoust et J. Maurais n’écrivent-ils pas que « les décisions prises en matière d’aménagement linguistique ont pour objectif de régler les problèmes crées par la présence de plus d’une langue […] sur le même territoire […]. En d’autres termes c’est l’existence de la concurrence linguistique, et plus précisément la prise de conscience de cette concurrence, qui amènent l’intervention politique » (1987). Cette prise en compte de la pluralité apparaît indispensable pour assurer un traitement durable et favorable des langues concernées. Les auteurs emploient le terme « concurrence ». En effet, il s’agit bien en matière de langues à conserver et relancer, d’articuler au mieux la concurrence, préalable à toute destinée linguistique, qu’elle soit salutaire ou funeste. D’autant plus que le plurilinguisme apparaît aujourd’hui aux yeux et dans la bouche de nombreux décideurs comme un concept mirifique, en bref, la solution à tous les maux. Le problème, comme souvent lorsqu’il s’agit de sujets sensibles et politiques, est que le terrain est propice aux raccourcis, voire à la désinformation.
Notre réflexion s’inscrit dans le domaine des langues minoritaires ou moins répandues en Europe et plus particulièrement en France, mais on y trouvera des éléments théoriques qui dépassent le cadre des seules langues considérées ici. L’observation s’articulera en deux temps : le premier sera l’occasion d’une réflexion sur le concept de plurilinguisme et ses limites quand des langues en danger sont engagées aux côtés de langues stato-nationales ou hypercentrales. Dans un second temps, nous chercherons à mieux définir l’espace langagier auquel les langues menacées peuvent prétendre afin d’optimiser leur conservation et leur relance en répondant aux interrogations suivantes : en quoi tel agencement de l’espace communicationnel est synonyme de promotion et tel autre synonyme de perte ? Comment les espaces doivent-ils s’imbriquer pour favoriser la relance des langues minorées ?
Les notions de « plurilinguisme » et de « diversité » seront au cœur de nos préoccupations tout comme celles de « contact » et de « conflit ». Il s’agit là d’une réflexion qui porte sur l’organisation de ce plurilinguisme et sur la diversité linguistique, au-delà des récurrentes incantations que l’on constate à leur égard ou de leur emploi abusif, puisque très largement consensuel.
Dans une rétrospective sur cinquante ans de coopération internationale en matière d’éducation plurilingue, le Conseil de l’Europe (2006) déclare que « L’Europe est un continent multilingue et toutes ses langues ont la même valeur en tant que moyens de communication et d’expression d’une identité ». La citation figure dans une sous-rubrique intitulée « La diversité linguistique ». Si, a priori, la déclaration est tout à fait louable et respectable en soi, elle comporte néanmoins quelques lacunes qui seront le point de départ de notre argumentation. Elles sont imputables aux positions idéologiques en matière de plurilinguisme qui favorisent de tels énoncés, malgré la portée limitée de leur contenu. Si l’on fait intervenir le structuralisme linguistique (Saussure, 1916) et que l’on envisage la langue comme un système de signes en soi, opposable à tous les autres, la langue pour elle-même, dès lors, la déclaration du Conseil de l’Europe est pleinement justifiée. P. Ottavi (2008) en citant les travaux de F. Ettori rappelle que l’apport de la linguistique saussurienne permet de s’attaquer « au mythe tenace de la hiérarchie des langues [qui] repose sur une confusion entre deux choses qui doivent être soigneusement distinguées, (même si la seconde influe sur la première) : la structure linguistique et le statut culturel » (Ettori, 1981). Quelle tendance se dessine aujourd’hui ? Au nom d’un plurilinguisme consensuel, n’assisterait-on pas à une résurgence de la confusion dont parle F. Ettori ? Mais dont les finalités sont cette fois-ci totalement inverses puisqu’il s’agit d’effacer les contingences sociohistoriques et sociopolitiques, dont la conséquence principale est une hiérarchisation des langues, par le biais de l’équivalence structurelle. Il fut un temps (pas encore révolu pour certains) où le déséquilibre statutaire laissait penser que les systèmes linguistiques étaient hiérarchisables en tant que systèmes. Aujourd’hui, on constate inversement une inclination qui suggère du fait qu’il y ait équivalence systémique, qu’ils puissent émerger des plurilinguismes égalitaires. Les limites du structuralisme en linguistique sont connues : elles se résument dans le fait qu’il refuse ce qu’il y a de social dans la langue (Calvet, 2002). Ce qui n’est pas sans poser problème dans la gestion des langues en situation plurilingue. Si on les traite comme des systèmes opposables, cela réduit considérablement le champ des interrogations quant à leur cogestion. En revanche, le problème majeur réside dans la prise en compte indispensable de la dimension sociale que ce plurilinguisme sous-tend. Dans ces conditions, lorsque le Conseil de l’Europe affirme que les langues ont la même valeur, nous ne pouvons qu’y adhérer d’un point de vue saussurien mais en aucun cas les langues ne sauraient avoir la même valeur sur le marché linguistique. Et c’est là toute la complexité d’une approche plurilingue qui à travers un aspect consensuel ou uniquement cognitif ou scolaire, risque d’occulter dans de nombreux cas les difficultés inhérentes à l’articulation des hiérarchies sociales au sein d’un espace langagier, répétons-le au risque d’employer un pléonasme, espace langagier qui est concurrentiel.
Le document sur L’éducation plurilingue en Europe (op. cit.) précise ce que le Conseil de l’Europe entend par plurilinguisme : « l’enrichissement du répertoire plurilingue d’une personne tout au long de sa vie. Ce répertoire composé de plusieurs langues ou variétés de langues maîtrisées à différents niveaux fait appel à plusieurs types de compétences. Il est dynamique et évolue tout au long de la vie de la personne ». Avec ce type de définition, les langues minoritaires ont toute leur place au sein dudit répertoire. Néanmoins, il s’agit, comme très souvent au sujet du plurilinguisme, d’éducation destinée à l’individu et non d’application sociale, collective, au sens large. Cette définition traite précisément de l’acquisition par l’individu de compétences diverses mais n’aborde pas l’agencement futur de ses compétences dans l’espace social, vécu au quotidien.
Il est vrai que le document en question a pour intitulé « l’éducation plurilingue » : il est donc normal d’y constater une déclinaison principalement éducative du plurilinguisme. Cependant, la tendance générale est toujours d’insister sur l’éducation en matière de politique plurilingue, telle une fin en soi, et non sur l’usage social des compétences acquises au cours de cette éducation. Il faut se prémunir d’une approche qui ne focaliserait l’attention que sur le système éducatif. C’est ce que rappellent L. Porcher et V. Faro-Hanoun au sujet de la politique linguistique en France :
[…] on assiste, de manière désespérante, à une confiscation de l’expression rigoureuse "politique linguistique" par les milieux de l’enseignement, qui, par ignorance et survalorisation de la pédagogie, réduisent "politique linguistique" à "politique de l’enseignement des langues", et, dès lors, considèrent l’école comme un monde en soi, indépendant du monde tout court… Or, une politique linguistique, parce qu’elle est d’abord définie comme une politique, est inévitablement globale, l’institution scolaire ne constituant qu’un moyen […] (2000 : 9).
Un autre document de référence qui émane du Conseil de l’Europe, le Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe (Beacco, Byram, 2007) [1] , traite principalement la diversité linguistique par l’éducation plurilingue. L’approche se veut relativement souple : « car il ne s’agit pas de créer partout en Europe des citoyens disposant du même répertoire linguistique, mais bien de valoriser et d’étendre les répertoires en fonction des situations locales, dans le cadre d’une éducation plurilingue partagée » (Ibid. : 88). Encore une fois, ce qui importe principalement est l’acquisition puis l’enrichissement dudit répertoire et moins la description pragmatique de son utilisation à proprement dite. Les auteurs déclarent que « l'expérience du plurilinguisme constitue aussi pour les citoyens européens l'une des occasions les plus immédiates de faire l'expérience concrète de l'Europe, dans sa diversité. Les politiques qui ne se limitent pas à la gestion de la diversité des langues, mais qui adoptent le plurilinguisme comme finalité sont en effet susceptibles de fonder plus concrètement la citoyenneté démocratique en Europe […] » (Ibid. : 10). Si nous partageons pleinement l’idée d’une citoyenneté européenne qui fonde sa légitimité dans le pluralisme, il reste toutefois à décliner précisément les modalités de ce pluralisme. La citoyenneté ainsi promue par les différents auteurs ne saurait être efficace si elle est hiérarchisée, bancale ou voire même de façade. C’est pourquoi une réflexion importante sur la valeur sociale de toutes les langues en jeu doit impérativement accompagner, sinon précéder, l’éducation puis l’application du plurilinguisme. Le contact entre les langues est ainsi décliné chez C. Petitjean : « il s’agit d’éviter l’internationalisation de certaines langues au détriment des autres, donc de lutter contre l’homogénéisation linguistique, tout en se prémunissant contre toutes les formes de renfermement communautaire […] » (2006). L’auteur précise enfin que le plurilinguisme doit « permettre de dépasser ce double mouvement contradictoire : éviter la perte de soi (abandon des langues premières) et le repli sur soi (refus des autres langues) (Dalgalian, 2002 : 218) » (Ibid.). On sort ici du débat, ô combien important mais partiel, sur l’éducation à travers les finalités des comportements linguistiques dans un cadre plurilingue. Ce sont les choix de société collectifs qui se dessinent avec des notions comme la perte ou le repli. Ces préoccupations s’éloignent quelque peu de celles de l’éducation plurilingue que l’on peut résumer de la manière suivante : il s’agit de développer la connaissance des langues pour favoriser d’une part la tolérance envers l’autre et ainsi fonder la citoyenneté européenne. La connaissance n’est qu’une partie restreinte d’une pratique plurilingue. Entreprise tout à fait louable mais qui peut rapidement se confronter à d’énormes difficultés aussitôt que l’enfant sortira de l’école.
La notion de plurilinguisme permet pour l’heure plusieurs interprétations possibles. Elles relèvent principalement de questions d’ordre qualitatif et quantitatif qui visent à améliorer et à diversifier l’enseignement des langues d’une part et à accroître l’offre au sein des systèmes éducatifs d’autre part. S’ajoute une dimension cognitive qui consacre la compétence des individus pour apprendre plusieurs langues (Ibid.). Ces différentes conceptions du plurilinguisme ne font pas apparaître ou très partiellement l’organisation sociale future des langues, leur(s) place(s) respective(s) dans la société, la concurrence qu’elles sont susceptibles de se livrer, etc.
Le Cadre européen commun de référence pour les langues (Conseil de l’Europe, 2000) fait apparaître lui aussi des subtilités autour de la notion de plurilinguisme et la différencie de celle de multilinguisme. « On distingue le "plurilinguisme" du "multilinguisme" qui est la connaissance d’un certain nombre de langues ou la coexistence de langues différentes dans une société donnée ». Selon le CECRL, le plurilinguisme va bien au-delà puisque « l’individu […] ne classe pas ces langues et ces cultures dans des compartiments séparés mais construit plutôt une compétence communicative à laquelle contribuent toute connaissance et toute expérience des langues et dans laquelle les langues sont en corrélation et interagissent » (Ibid. : 12). Notons qu’une fois de plus, la perspective plurilingue est réduite à l’individu. Elle n’est pas envisagée selon les comportements langagiers de la société et selon les représentations des locuteurs. Les fondements sociaux, politiques et économiques qui régentent l’interaction sont en partie occultés au profit d’une corrélation interlinguistique quasi idéale.
Nous sommes parti d’un premier constat qui établit que le système politique et économique, notamment européen dans le cas qui nous intéresse, mais au-delà aussi, organise la conservation, la promotion et la relance des langues en danger dans un cadre nécessairement plurilingue. Cet accompagnement de la diversité des langues est abordé le plus souvent dans la perspective éducative et les objectifs et applications sociales, pragmatiques, de cette éducation sont quelque peu ambigus, voire occultés dans certains cas, au-delà du fondement de la citoyenneté. Nous l’avons déjà suggéré : une situation plurilingue ne correspond pas à un agencement égalitaire dans une société idéalement paritaire d’un point de vue linguistique.
C’est pourquoi nous devons nous interroger sur la nature profonde qui régit le contact des langues. à terme, ce dernier est, selon nous, d’ordre conflictuel, puisqu’il repose sur une hiérarchie instable. Le seul caractère glottophage des langues dominantes (Calvet, 1979) suffirait a priori à justifier ce positionnement. Elles sont des mangeuses de langues. La situation ainsi faite laisse peu de loisir à la conservation et à la promotion de la langue dominée. C’est pour cela, entre autres, que la sociolinguistique « périphérique », qui fait du conflit le trait définitoire du contact des langues, n’envisage que deux issues possibles au conflit diglossique : soit la normalisation (extension jusqu’à la pleine normalité de l’usage de la langue dans tous les domaines de la communication sociale) de la langue dominée, soit sa substitution au profit de la langue dominante.
Le sociolinguiste catalan Ll. V. Aracil dénonçait déjà à partir des années 1960-70 ce qu’il appelait le « mythe bilinguiste » à partir de l’observation du pays valencien. Il s’agit selon lui d’une représentation sociolinguistique proprement idéologique. H. Boyer précise la pensée d’Aracil : « en effet sur un espace où deux langues s’opposent et où l’une semble en position de l’emporter […] l’idéologie bilinguiste est un compromis dangereux cultivé par les discours officiels pour "remplacer une vérité insupportable par une idée plus agréable" : "en embellissant et en sublimant la réalité […] le mythe vise à la cacher" (Aracil, 1982 : p. 46 ; traduit dans Boyer, 1991 : 45) ». Ainsi, l’idéalisation plurilingue de la réalité, autrement dit les représentations simplificatrices, est susceptible d’occulter le caractère profondément inégalitaire des langues et d’être in fine nuisible pour la relance de la langue menacée. Toujours dans le milieu catalan, évoquons les « Grups de Defensa de la Llengua » qui ont dénoncé avec force le bilinguisme comme une « duperie » (Boyer, Ibid. : 236). Dans ces conditions, on peut imaginer alors ce qu’ils diraient du « plurilinguisme ».
On peut tenter d’expliquer ces propos virulents contre la coexistence de plusieurs langues sur un même espace par le fait que toute situation de pluralité linguistique à un niveau communautaire porte en elle les germes d’un conflit plus ou moins latent. Selon la sociolinguistique catalano-occitane et plus généralement la sociolinguistique « périphérique », « la diglossie instaure une hiérarchie et donc la distribution inégalitaire des usages respectifs des langues en présence » (Boyer, 1997). Ainsi, l’auteur en vient à dire que « tout bi ou plurilinguisme est donc le cadre d’une dynamique sociolinguistique plus ou moins fortement et ostensiblement conflictuelle (dont discours et pratiques socio-politiques peuvent tenter pour un temps de refuser la réalité) » (Ibid. : 15). C’est aussi le sentiment de Georg Kremnitz quand il affirme que « chaque situation diglossique contient des éléments d’inégalité et par conséquent des éléments de conflit. Le potentiel conflictuel est lié inextricablement à l’inégalité des emplois. Ces éléments conflictuels ne sont pas continuellement actualisés, mais ils sont toujours présents, actualisables, pour ainsi dire » (1991).
Ce qui ressort à travers cette approche de l’inégalité des langues c’est le possible caractère latent du conflit puisqu’il ne s’exprime pas toujours de manière brutale. Christian Lagarde évoque l’éventualité de la latence du conflit mise en évidence par le Congrès de la culture catalane de 1977. L’auteur ajoute que « si l’éclat ne se produit qu’en cas de choc frontal, une position feutrée de la part du dominant conduit la revendication minoritaire à ne s’exprimer que mezzo voce et à accepter le faux consensus qu’on fait mine de lui proposer. Tout conflit n’est pas nécessairement observable dans sa phase aiguë, il peut s’exprimer dans la discontinuité historique, tributaire d’aléas contextuels » (1997 : 68-69). Dans sa phase aiguë, le conflit peut prendre la forme d’une guerre des langues titre évocateur du livre de Louis-Jean Calvet (1987) qui met en scène les enjeux de la concurrence linguistique avec ses batailles, ses capitulations, ses perdants et ses vainqueurs.
Nous pouvons schématiser à partir des travaux de JF. De Pietro & M. Matthey (1997) deux approches du plurilinguisme :
- la première qui le conçoit en termes de contact des langues selon un modèle bilinguiste avec interaction, approche micro, synchronique et consensuelle.
- la seconde qui le conçoit selon un modèle diglossique qui s’appuie sur les langues, avec une approche macro. C’est un modèle à dimension diachronique et conflictuelle.
La première approche semble être celle privilégiée par les instances européennes à travers ses politiques éducatives et ses nombreuses déclarations en faveur de la diversité des langues.
JF. De Pietro et M. Matthey, qui inscrivent leur réflexion selon la première approche, concèdent cependant qu’ils abordent « en effet le plurilinguisme sans [se] fonder spécifiquement sur une situation de diglossie stricto sensu. Et il est certain aussi que le fait de travailler principalement sur des situations de contacts entre deux langues (le français et l’allemand) disposant d’importants bassins de population à l’extérieur du pays et dotés d’une valeur symbolique et économique forte ne peut qu’influencer le modèle "consensuel" [..] » (Ibid. : 141). Le modèle consensuel du plurilinguisme à l’échelle d’un pays prend régulièrement appui sur la Suisse.
Francis Delpérée (2004) rend compte de deux applications du plurilinguisme au niveau social. L’une se définissant à travers la territorialité linguistique et l’autre à travers la personnalité linguistique. La première est celle qui prédomine en Suisse notamment. Elle se traduit par le fait qu’à chaque langue correspond un territoire. L’état suisse est plurilingue mais cette organisation linguistique rend de fait les différents territoires plus ou moins monolingues et le locuteur par conséquent ne peut exiger d’être compris en dehors de son territoire. En d’autres termes, le citoyen est libre de circuler mais sa langue ne l’est pas autant, dans la sphère publique du moins (Laponce, 2001). C’est en quelque sorte le modèle de l’Union européenne réduit à un seul pays. Cette contrainte territoriale pour les langues se fait au nom du respect de la diversité. L’idée de territorialité est aussi défendue par le géographe Roland Breton qui fait une distinction entre langues « régionales » et « territoriales ». En généralisant le statut de langue territoriale, cela permettrait selon l’auteur « de rechercher des formules qui devraient cesser définitivement d’asseoir la grandeur de certains ensembles humains sur l’abaissement des autres considérés comme mineurs et négligeables » (2001).
Sur l’idéalisation de l’exemple suisse, P. Cichon critique fortement ce qu’il appelle le « mythe » d’une Suisse plurilingue : « Si l’état suisse est plurilingue, le pays même et les locuteurs des différentes langues ne le sont pas du tout. Ils vivent en grande majorité dans des contextes monolingues, ceux de leur propre langue maternelle. […] Il faut donc constater que la vision du Suisse plurilingue est plutôt un mythe, que sa pratique linguistique quotidienne en règle générale est aussi peu plurilingue que celle de l’habitant de tout autre pays européen » (1997 : 45). C. Petitjean (Ibid.) emploie le terme très explicite de plurimonolinguisme pour qualifier la situation de ces pays comme la Suisse ou la Belgique. Enfin, dans son ouvrage sur les langues et les nations européennes Daniel Baggioni déclare lui aussi à propos de la Finlande, du Luxembourg, de la Belgique et de la Suisse que leur plurilinguisme est « tout relatif » (1997 : 337).
On comprend mieux dès lors la complexité des diverses situations et le fait qu’analyser un plurilinguisme entre l’allemand et le français territorialisés en Suisse par exemple ne relève pas forcément des mêmes outils conceptuels qu’une situation mettant en jeu l’occitan ou le corse face au français non-territorialisé ou encore à la mise en place pédagogique d’une compétence plurilangagière au sein de l’établissement scolaire. Il ne faudrait pas que la compétence plurilingue individuelle, celle qui permet d’acquérir et de faire interagir différentes langues (notamment à l’école), masque un plurilinguisme social inégalitaire, déséquilibré et donc instable. Autrement dit, il faut différencier dans l’approche politique le plurilinguisme cognitif du plurilinguisme social. Domergue Sumien évoque cette « confusion entre bilinguisme diglossique et bilinguisme cognitif » (2006 : 52). Avec ce dernier, les langues minoritaires ont toute leur place, elles rivalisent sans trop de difficulté avec les autres langues. En revanche, la mise en œuvre sociale de cette interaction est compromise par le jeu des hiérarchies. Le plurilinguisme total semble même improbable pour D. Baggioni qui croit plutôt à un scénario « gris », ni tout rose ni tout noir, où à côté de l’anglais subsisteraient des langues auxiliaires internationales. On assisterait ainsi « au progrès des plurilinguismes nationaux » (Ibid. : 362). Point de place pour les langues minorées, entendons comme moyen de communication, en tension avec le développement et le monde social ? Dans ce contexte plurilingue glottophage, y a-t-il une place pour les langues en déclin autre que dans un musée ? C’est à cette question que nous allons tenter de répondre à présent.
Il nous semble primordial pour une politique qui aurait pour objectif la conservation et la promotion de langues moribondes ou en déclin, qu’elle favorise l’émergence ou la pérennisation d’espaces langagiers autonomes. Nous entendons par « autonomes », des espaces d’expression qui ne dépendent pas directement de la langue dominante. En d’autres termes, que leur production et leur diffusion ne soient pas assujetties aux autres langues du domaine plurilingue. Cette mesure nous apparaît comme indispensable.
Notre réflexion sur l’autonomisation de l’espace langagier trouve son origine dans la pensée lévi-straussienne et dans les rapports que l’anthropologue entretenait avec l’Unesco à travers la notion de diversité. L’auteur a écrit plusieurs textes importants qui ont marqué la philosophie de l’institution. En 1971, il y prononce le discours inaugural de l’Année internationale de la lutte contre le racisme, plus connu sous le titre de Race et culture. L’auteur y défend l’idée que l’expansion démographique due au progrès favorise les échanges culturels et que cette surabondance d’échanges a pour principale conséquence la suppression de la diversité. Dès lors les cultures ont le droit de refuser les valeurs des autres afin de se maintenir. Cette idée a d’abord fait scandale, considérée comme proche de l’extrême droite comme l’explique W. Stoczkowski (2007). Pourtant, l’anthropologue dira en 2005 à peu près la même chose toujours lors d’une allocution à l’Unesco, très bien accueillie quant à elle (Lévi-Strauss, 2006). Selon W. Stoczkowski (2008), l’Unesco a pris conscience que « l’unification portait désormais le nom lugubre de "mondialisation" et on voyait en elle une menace contre la diversité perçue non plus comme obstacle au progrès, mais comme un précieux patrimoine à préserver ». Pour illustrer très simplement la théorie de Lévi-Strauss évoquons le rapprochement communautaire européen qui a pour principale conséquence linguistique le renforcement d’une seule langue au sein de l’Europe et donc du monde : l’anglais.
Si l’on cherche à partir des théories lévi-straussiennes à penser le contact linguistique, il serait dès lors préférable de limiter les confrontations, surtout lorsqu’il s’agit d’organiser la cohabitation entre langues majoritaires et langues minoritaires. Limiter le contact dans nos sociétés actuelles semble bien difficile. Le problème évident qui se pose vient du fait que les forces hiérarchiques et glottophages qui agitent le devenir des langues sont consubstantielles à l’organisation des sociétés selon les principes de la mondialisation et des systèmes économiques qui la régissent actuellement. Autrement dit, repenser la diversité, l’utilité des langues, implique aussi de repenser l’organisation bien plus large des sociétés.
Néanmoins, il est possible d’autonomiser des espaces vitaux pour les langues à protéger sans pour autant refuser l’idée de plurilinguisme, bien au contraire. Toujours selon l’esprit de la théorie lévi-straussienne, J. Laponce inscrit sa réflexion (2001 ; 2008) en faveur d’un plurilinguisme où le contact entre les langues serait limité :
[…] la stratégie gagnante d’une langue minoritaire ne consiste pas à se replier sur elle-même, à rester chez soi […] le plus faible doit souvent acquérir la langue du plus fort et, de préférence, la langue la plus forte, afin de faciliter la communication vers l’extérieur. La stratégie gagnante consiste à voyager et à rester chez soi, d’avoir pot de terre et pot de fer à sa disposition. Il est rationnel que le chimiste allemand publie en anglais mais utilise sa langue maternelle, où il est le plus à l’aise, pour l’enseignement, les séminaires et autres stades de la recherche précédant la publication. Autrement dit, il est sage de faire de la diglossie en spécialisant chaque langue dans le domaine où elle est la plus performante, et donc d’éviter le contact entre langues. Il faut faire du bilinguisme de juxtaposition plutôt que du bilinguisme de superposition (2001).
Afin de restituer pleinement la métaphore de l’auteur, précisons que si le pot de terre désire voyager avec le pot de fer, il risque fortement de se briser contre ce dernier. A contrario, « faire de la diglossie », ne veut pas dire selon nous cantonner une langue dans des domaines considérés comme « bas », comme la famille ou la sphère privée selon la grille de Fergusson (1959). D’autant plus que la dichotomie public-privé n’est plus aussi aisée qu’il y a quelques décennies. à titre illustratif, L. Guespin et JB. Marcellesi nous rappelle que « mourir n’est plus exclusivement une affaire familiale, mais aussi une question administrative et technique où Assistance publique et Sécurité sociale tiennent un rôle de partenaires » (1986).
Il s’agit, pour nous, de renforcer la langue du citoyen dans son rapport quotidien à la société qui l’entoure. Cela passe aussi bien par la famille que par l’école par exemple, à travers un processus de normalisation dont les finalités sont, rappelons-le, l’extension jusqu’à la pleine normalité de l’usage de la langue dans tous les domaines de la communication sociale. La citoyenneté peut être conçue à plusieurs échelons avec schématiquement : un pôle sociétal, un autre étatique, et un autre véhiculaire, avec pour ce dernier, des langues « écuméniques » comme dirait Wlad Godzich (1999). Cette polarisation très (trop) schématique n’empêche en rien des situations intermédiaires et de mutualité dans plusieurs cas. Pour autant, les langues du citoyen n’auraient pas la prétention, tels les pots de terre de Laponce, de se concurrencer, pour in fine se briser contre le pot de fer. Elles joueraient pour ainsi dire un rôle protecteur les unes envers les autres, puisque basé sur le respect des espaces. Ce schéma, un peu idéaliste, reconnaissons-le, suppose nécessairement l’autonomisation des différents pôles langagiers.
Selon, le principe radical de la non-coexistence possible au sein d’un même espace entre deux langues, H. Boyer évoque les Grups de Defensa de la Llengua en Catalogne (op. cit.) qui proclamaient que « pour catalaniser il faut décastillaniser » en se prononçant pour le « monolinguisme officiel ». C’est substantiellement le même discours que l’on retrouve chez Lluis Jou, directeur général de la politique linguistique de la Generalitat [2] , dont les propos sont rapportés par B. Loyer (2002) :
L’universalité de la connaissance [du catalan], qui évite la subordination linguistique, la double communication systématique et le stérile bilinguisme de façade, est la condition première de la survie [pervivencia] du catalan; le maintien d’espaces où son usage est en principe exclusif [ espacios de uso normalmente exclusivo], ainsi que l’obtention de sa présence significative dans d’autres champs, est l’unique garantie d’utilité sociale et la condition incontournable pour éviter sa dépendance vis-à-vis du castillan [ supeditación al castellano]. [3]
Ces divers propos « catalans », aussi radicaux soient-ils, traduisent cependant l’idée que nous partageons qui suggère que la langue, pour être conservée et relancée comme instrument de communication, doit pouvoir bénéficier d’espaces légitimes et autonomes. Au contact d’une autre langue, dont le rapport est avec elle hiérarchisé, cette légitimité est sans cesse remise en cause et donc caduque. Ce processus d’autonomisation suppose aussi de mettre un terme à la confusion permanente entre l’état et la Société.
L’exemple de la gestion de la mort, évoqué ci-dessus, est assez explicite pour traduire l’imbrication sociale qu’il peut y avoir entre l’état (institution de pouvoir) et la Société (organisation culturelle et sociale). C’est à partir de cet enchevêtrement que Bernard Poche distingue deux sous-ensembles relativement indépendants, découlant du phénomène linguistique en France avant la fin du XVIIIème siècle :
Le premier un phénomène très lié au pouvoir, à l’administration du territoire sur lequel l’état exerce sa souveraineté ainsi qu’à celle de ses sujets […] Le second est un phénomène dont l’orientation est exactement inverse, en ce sens qu’il part des langues-langages réparties, de manière d’ailleurs nullement désordonnée, sur le territoire, et qu’il arrive aux structures régionales qui fonctionnent en symbiose avec la population dans son existence quotidienne, plus en termes de circulation économique, de régulation des représentations sociales et d’administration privée que de domination (2002 : 60).
Selon l’auteur cet équilibre va être rompu avec Les Lumières et « l’envahissement de la société par le politique ». C’est ainsi que « l’état moderne issu des Lumières va donc construire une société de toutes pièces, une société dont le but est de justifier politiquement cet état […] » (Ibid. : 63). C’est donc l’attitude « progressiste » qui met un terme à la notion de pluralisme puisque celle-ci représente une menace pour le nouvel homme occidental cultivé. « Contrairement à ce que d’aucuns imaginent, les thèses actuelles sur l’interculturalité ne correspondent nullement à un changement de cette attitude, tout au contraire ; à partir du moment où l’homme "occidental" se donne la capacité d’accéder sans difficulté à toutes les cultures, le pluralisme est définitivement éliminé » (Ibid. : 76).
On comprend mieux dès lors, l’importance de maintenir et de développer des espaces langagiers autonomes. Si l’on met, sous prétexte de communication ou d’échanges permanents, la langue dominée aux cotés de la langue dominante issue de la construction hégémonique de l’état-nation, dans un même espace, les contraintes de l’efficacité immédiate et le pragmatisme avantageront toujours la langue dominante.
[en France] où l’on voit l’état s’être fait l’instrument d’une rationalisation du rapport de l’individu au monde, éliminer les autres modalités de ce rapport et constituer à une place dominante les "langues de la raison". Cela signifie que, faute d’une remise en cause de ces principes, la notion de société comme celle de groupe seraient vouées à devenir, définitivement et de manière conceptuelle, des sous-produits de l’état et/ou de la rationalité la plus absolue ; dès lors, où chercher encore le fondement social d’une langue minoritaire ? (Ibid. : 154).
Les termes du débat sont clairement posés par Bernard Poche. Pour autant, il n’y a pas de non-complémentarité entre le mode de connaissance des uns ou celui des autres, entre l’état ou la Société, mais simplement certains antagonismes font jour si l’on essaye de les superposer systématiquement. Et de cette assimilation permanente, la langue de l’état ressortira victorieuse. Par conséquent, l’autonomisation des espaces langagiers est impérative.
Sans pour autant condamner tout contact ou toute interaction, il faut impérativement que la langue à promouvoir puisse interagir de manière autonome. Cela suppose le non-recours systématique à la traduction, autrement dit au contact. On remarque très souvent en contexte minoré que la langue dominée est automatiquement traduite quelle que soit la nature du message (publicités, panneaux routiers, annonces, articles, titres, slogans etc.). Par exemple, dans la production littéraire, en contexte minoré, il arrive parfois que des livres soient édités dans des versions bilingues avec la langue dominante, au prétexte d’une diffusion et d’une compréhension plus efficace. Ce fut le cas par exemple des premiers livres de Marcu Biancarelli, un auteur de langue corse très fécond et complet. Ces premiers ouvrages [4] étaient publiés systématiquement sous la forme d’édition bilingue corse-français. Dès lors que l’auteur a reçu deux reconnaissances successives (Prix fiction au Salon de Ouessant) pour ces mêmes ouvrages, il a été édité entièrement en corse [5] puis successivement en français. Sans entrer dans le détail d’une réflexion sur les écrivains en contexte de minoration qui ne concerne pas directement notre propos [6] , l’idée défendue est que l’autonomie de la langue dominée est altérée par la présence de la langue dominante. La raison de l’efficacité communicative qui est invoquée dans beaucoup de cas pour justifier le recours au bilinguisme superpose en fait les deux langues et privilégie ainsi la langue dominante. C’est pourquoi l’édition bilingue pour ne retenir que cet exemple, illustratif selon nous des comportements langagiers, comporte des risques en contexte minoré. Dans un cadre pédagogique, un tel processus peut parfaitement se justifier ; dans un cadre littéraire l’argument en sa faveur fait largement défaut ; et selon une approche purement sociale du livre, l’édition bilingue ne sera que le reflet des inégalités linguistiques de la société. Autrement dit, la domination sociale d’une langue sur une autre se retrouvera aussi dans la perception et l’utilisation du livre (ou toute autre support !) par le corps social.
Dès lors, ne vaut-il pas mieux, dans un premier temps, restreindre l’ambition communicative et assurer ainsi la légitimité et l’autonomie de la langue dominée ? Cela n’empêche en rien d’envisager dans un second temps le principe de traduction, quelle que soit la langue cible. Mais la traduction (dans la langue dominante) ne doit pas être systématique et encore moins dogmatique. La communauté a besoin de pouvoir identifier sa langue comme légitime et donc comme autonome. Si l’on automatise les superpositions des langues, le processus d’identification et de reconnaissance est susceptible d’être menacé. Par conséquent, il faut œuvrer à la (re)construction d’un pôle langagier qui puisse dans certains domaines être indispensable face aux autres pôles. Nous entendons par pôle, un point central vers lequel s’exerce une attractivité. Si cette (re)construction-autonomisation ne se réalise pas, et que l’on superpose les langues, l’attractivité s’effectuera à partir des seules forces déjà dominantes.
De plus, l’autonomisation des pôles revêt un caractère primordial dans le processus d’identification, qu’il concerne l’individu ou la collectivité dans son ensemble. E. Benveniste écrit à ce sujet que « la conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je… » (1966). L’idée de contraste développée par l’auteur ne peut être efficace dans le cas qui nous intéresse que si la langue de la société n’est pas superposée et assujettie de manière permanente à la langue de l’état ou de l’international. G. Jucquois souligne l’importance de l’anthropologie culturelle qui selon l’auteur :
nous enseigne que les différences entre les communautés, de même que celles entre les groupes sociaux ou celles entres les individus, ont une fonction essentielle pour que puisse s'accomplir le processus identitaire. Sans doute le processus d'uniformisation, à l'œuvre dans certaines régions du monde depuis plusieurs décennies, a-t-il suscité la nostalgie de différences perdues et a renforcé tant les éléments traditionnels en survie que les tendances compensatoires à la différenciation (1994).
Dans ce contexte, le risque est de protéger les langues menacées exclusivement à travers le prisme traditionnel ou folklorique, que d’aucuns appellent aujourd’hui patrimonial.
Relancer des langues moribondes est une entreprise qui suppose obligatoirement une réflexion préalable sur le plurilinguisme, puisque la précarité d’une langue suppose à son tour la domination d’une autre. La promotion de la plus faible d’entre elles au sein d’une société se fera toujours en fonction du rapport que l’on veut établir avec la ou les autres langues de la société ou de l’état. C’est précisément ce rapport que nous avons modestement tenté de décrire. Il s’avère être un objet très complexe et conflictuel puisqu’il repose principalement sur la hiérarchie et la domination de certaines langues par rapport à d’autres. Dans ce contexte, la mutualité linguistique est-elle possible ? Nous y répondons par l’affirmative très prudemment, sous certaines conditions. Notamment celle qui consiste à autonomiser les différents pôles langagiers pour que ceux-ci ne soient pas continuellement dépendants les uns des autres et donc ne se confondent pas à terme.
La réponse plurilingue est trop souvent simplifiée au profit d’une attitude consensuelle en faveur de la diversité qui met en exergue le plurilinguisme cognitif et occulte en partie l’épineuse dimension sociale de l’applicabilité de ce plurilinguisme. En d’autres termes, la capacité de l’individu à construire un répertoire plurilingue n’est pas transposable telle quelle au niveau des sociétés. Ce qui apparaît structurellement comme équivalent ne l’est pas toujours socialement.
C’est ainsi que le politique doit intervenir dans la gestion des langues. En la matière, le libéralisme linguistique, autrement dit, la loi de la jungle, consacre toujours le plus fort et exclut toute forme d’interculturalité sociale. L’une des missions du pouvoir politique est selon nous de participer au processus d’autonomisation des pôles langagiers. Ce processus n’empêche aucunement le contact, les passerelles et plus généralement les échanges, mais il consacre l’indépendance du pôle comme système assurant son fonctionnement selon ses propres réalités. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de pluri-appartenance individuelle, mobile et interactive dans le temps et l’espace. De même que la (re)construction d’un pôle pour les langues minorées ne consiste pas à reproduire un schéma diglossique avec une répartition hiérarchique et fonctionnelle de l’espace langagier entre une langue uniquement confortée dans son espace dominé. La langue à promouvoir doit se normaliser en s’étendant à tous les échelons de la société. Cela nécessite une intervention glottopolitique à la fois militante et politique (Boyer, 1991). à défaut, le plurilinguisme risque de ne pas servir les intérêts des langues minoritaires. Ainsi, nous pourrons parler de plurilinguisme restreint où finalement le « pluri- » aura perdu toute sa valeur au profit de l’« uni- ».
[1] : Dans la bibliographie finale, nous ne le faisons pas figurer dans la partie réservée au Conseil de l’Europe car il est stipulé en préambule que les opinions exprimées dans ce texte sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique officielle du Conseil de l’Europe. Retour
[2] : La Generalitat est le gouvernement autonome de Catalogne. Retour
[3] : Les propos de Lluis Jou sont extraits d’El País, édition Barcelone, 15 janvier 2002. Retour
[4] : Nous faisons référence ici à deux recueils de nouvelles : Prighjuneri/Prisonnier, Aiacciu, Albiana, 2000 ; San Ghjuvanni in Patmos, Aiacciu, Albiana, 2001. Retour
[5] : Nous faisons référence ici à trois livres, un recueil de nouvelles et deux romans : 51 Pegasi astru virtuali, (roman), Ajaccio, Albiana, 2003 ; Stremu Miridianu, Ajaccio, Albiana, 2007 ; Murtoriu, (roman) Aiacciu, Albiana, 2009. Retour
[6] : à ce sujet, nous renvoyons le lecteur à deux ouvrages : CASANOVA, Pascale. La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999 ; PARé, François. Les littératures de l’ exiguïté, Hearst, Le Nordir, 1994. Retour
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