Il est fréquemment advenu que la critique littéraire perçoive dans l’œuvre de Pirandello une idéologie bourgeoise, et même, dans certains cas, une idéologie petite-bourgeoise[1] . Une telle vision de la production littéraire et théâtrale de l’auteur sicilien mérite certainement d’être remise en question, même si l’adhésion de Pirandello aux valeurs du fascisme, semble facilement plaider en faveur de cette thèse. Remarquons tout d’abord que cette adhésion n’a été que momentanée, qu’elle n’a pas manqué non plus d’être critique[2] , pour la bonne raison, entre autres, que Pirandello n’était pas et ne pouvait pas être un adepte du fascisme comme les autres. La différence essentielle réside dans sa vision du monde, qui ne correspondait en aucun point, et qui au contraire contredisait en tous points la vision petite bourgeoise qui avait porté l’adhésion des masses à ce type de régime politique. Et si ses personnages sont pour le plus grand nombre des personnages marqués par une idéologie que l’adjectif « petit-bourgeois » semble pouvoir recouvrir dans la plupart de ses aspects, c’est précisément parce qu’ils porteurs d’une vison du monde que les grands personnages pirandelliens vont s’évertuer à décomposer et à dénoncer.
Nous sommes là au cœur de la dialectique de l’œuvre, celle qui initialement ouvre une simple fissure, à peine perceptible, de l’ordre de la nuance ou de la petite différence, mais qui par certains autres aspects donne lieu à une insurmontable fracture entre des visions du monde irréconciliables, l’une n’étant pas en mesure d’entendre l’autre. La chaos aura alors la forme de la dénonciation de la facticité d’un réel de pure convention sociale, constitué dans l’extériorité des formes, en même temps que le refus même de la parole de ceux qui dénoncent et l’exclusion qui s’ensuit. Nous proposons de voir dans ce double mouvement la forme même d’une modernité marquée par une crise sans résolution possible.
La dénonciation de la facticité du réel s’accomplit de deux façons dans l’œuvre de Pirandello : tout d’abord de façon non discursive si l’on peut dire, à savoir sans que les personnages élaborent un discours théorique de dénonciation. C’est la cas du roman Feu Mathias Pascal [3] qui valut à Pirandello sa reconnaissance littéraire comme romancier. Tout prend naissance à partir d’une observation très simple, celle que formule le personnage principal, précisément Mathias Pascal, celle de ce qu’il est pour les autres :
« L’une des rares choses, peut-être même la seule que je savais avec certitude, c’était la suivante : que je m’appelais Mathias Pascal. Et j’en profitais. Chaque fois que l’un de mes amis ou que l’une de mes connaissances montrait qu’il avait perdu tout bon sens au point de venir me trouver pour quelque conseil ou quelque suggestion, je haussais les épaules, fermais à demi les yeux et lui répondais :
-Moi, je m’appelle Mathias Pascal
-Merci, ça je le sais.
-Et cela te paraît peu de chose ? [4] »
Sous la banalité du propos et de la situation, c’est tout un abîme qui commence à se creuser, c’est une autre réalité, parallèle à celle que chacun connaît, qui est en train de prendre naissance. Dans la réplique par laquelle le personnage se défile et renonce à toute forme d’engagement social et éthique, se niche la dénonciation de ce que chacun est pour les autres : le nom n’est pas une pure désignation, il n’est pas un simple équivalent langagier permettant que puisse fonctionner la référence, le nom est porteur d’une quantité, non négligeable et non anodine, de significations. La seule référence à son propre nom permet à Mathias Pascal de se dégager de toute relation qui deviendrait trop prenante pour lui et qui exigerait de lui un effort dont tout laisse penser que les autres l’imaginent incapable de fournir. Il fait ainsi rempart de son nom contre toute demande d’engagement, au nom même de cet engagement dont les autres ne le pensent pas capable. La gangue de significations à laquelle il ne peut échapper devient pour lui le refuge qui le met à l’abri des autres et de leurs demandes. C’est bien là une dénonciation en acte d’une facticité sans réplique et donc sans inscription dialectique possible. Mais cette facticité du réel – ici le réel de ce qu’il est pour les autres sans que sa volonté y puisse rien - s’impose bel et bien comme un réel, le réel de ce que Mathias Pascal est inexorablement pour les autres et que personne même ne songe à contester lorsqu’il en fait usage contre leurs attentes d’aide et de participation à leurs difficultés du moment. Peut- être les autres ne s’en rendent-ils pas réellement compte, mais c’est une sorte de coupure radicale que Mathias Pascal met en avant : il confronte les autres à la coupure de communication qu’ils ont eux-mêmes créée, et dont finalement ils semblent assez bien s’accommoder puisque la réplique du personnage suffit à dissuader de toute requête envers Mathias Pascal ; en quoi d’ailleurs les actes, ici l’abandon de la demande, révèlent la vérité de l’affirmation implicite du personnage sur le discours qui le tient, nécessairement et inexorablement, à l’écart des autres. Sous l’ordre apparent, sous la stabilité des relations, se cache une relation qui en soi ne peut être que conflictuelle, puisque le sujet vérifie à chaque instant la réalité de son aliénation à un discours et à l’image implicite de lui qui circule dans le discours des autres et a prise sur lui. Si c’est sous la forme d’un humour tout à fait compatible avec l’ordre apparent des choses que le sujet aborde la situation d’aliénation, il n’en demeure pas moins que même cet humour fonctionne comme réplique et comme paravent, et qu’il prépare la grande subversion de l’ordre que Mathias Pascal va organiser dans son désir et sa volonté d’échapper à ce qu’il ne peut plus ne plus être pour les autres. S’il fait rempart de sa position marginalisée pour se mettre à l’abri de la demande des autres et pour tirer les conséquences extrêmes de la représentation que les autres ont accepté de faire circuler de lui, dans le même temps, sa position devient encore plus une position d’exclusion que chaque instant qui passe, que chaque nouvelle situation ne font que renforcer. Une telle exceptionnalité ne peut que créer une cohésion contre celui qui, outre son air de défiance et même d’impertinence continuellement affichée, même si cela est fait avec humour et gentillesse, porte aussi – on pourrait déjà, par anticipation – un signe qui le désigne mieux que tout autre à l’élection victimaire : un œil marqué par une forte déviation, par un appel vers autre chose, un œil qui ne peut regarder droit, qui double la vision juste d’une autre vision, une sorte de vision libre, non orthonormée. Ne manque alors que le représentant de l’ordre social pour opérer la mise à l’écart : celle-ci sera radicale puisque c’est la mort de Mathias Pascal qui est désirée par sa belle-mère, la veuve Caporale. Mathias Pascal, après quelques jours d’absence pendant lesquels il est allé tenter sa chance à Monte Carlo, est reconnu sous les traits (d’ailleurs méconnaissables) d’un cadavre retrouvé dans un bief. Mathias Pascal, bien vivant, apprend cela à la lecture d’un journal, et, au lieu de se faire reconnaître vivant, il décide de « donner corps » au fantasme de sa belle-mère en se contentant de ne rien dire, de ne pas apparaître dans les signes, qu’il s’agisse des signes naturels (le corps vivant et sa visibilité) ou des signes du langage, en ne proclamant pas la réalité de son existence et en ne dénonçant pas l’erreur commise, presque volontairement, par sa belle-mère. C’est sous la surface lisse de cette croyance entretenue dans un rapport de complicité tacite avec sa pire ennemie qu’il va essayer de vivre une autre vie, plus authentique, où le poids des mots et celui de l’histoire ne seront (ne seraient) plus là pour faire obstacle à un rapport revivifié à autrui. Une part essentielle du roman montre la tentative de construction d’une vie nouvelle, et aussi son échec, avec une retour à la « visibilité » dans les signes de Mathias Pascal, désormais marqué par l’histoire de sa disparition : réapparaître comme « feu Mathias Pascal », c’est porter au sein même des situations quotidiennes l’histoire d’un chaos qui n’apparaît que rétrospectivement, dans l’après-coup d’une sorte d’aporie vivante.
Si le nom de Mathias Pascal est probablement choisi pour sa proximité avec le mot italien qui signifie fou (le prénom italien Mattia est phoniquement proche de « matto » [5] ), la vraie proximité et la mise en opposition du réel social et de la folie ou de sa possibilité sont données et mises en œuvre dans la pièce de théâtre A chacun sa vérité [6] . Un homme, monsieur Ponza, et une femme, sa belle-mère, madame Frola, nouvellement arrivés dans une petite préfecture du Sud de l’Italie à la suite de la destruction de leur bourgade d’origine par un tremblement de terre, font l’objet de toutes les interrogations d’une petite communauté : tous veulent savoir si la femme de monsieur Ponza est bien celle qu’il dit, à savoir sa seconde épouse, sa première femme étant décédée ; jusque là rien de particulier, si ce n’est que personne n’a jamais vu cette épouse. Madame Frola, sa belle-mère affirme qu’il est très possessif, et qu’il ne la laisse pas rendre visite à sa fille, qu’il garderait en quelque sorte séquestrée dans leur appartement au dernier étage d’un immeuble. Interrogé, monsieur Ponza explique que sa belle-mère n’a pas vraiment toute sa raison et que celle qu’elle prend pour sa fille Lina est en vérité sa seconde femme, dénommée Giulia. Ce discours qui transparaît à travers le comportement des habitants conduit madame Frola à dire à son tour que son beau-fils est fou, qu’il n’avait pas reconnu sa femme après une longue absence dans une maison de repos et qu’il ne l’aurait pas acceptée chez lui si un deuxième mariage n’avait eu lieu, avec une femme qu’il croyait différente de la première, crue morte. On voit que la question gravite essentiellement autour de l’identité des sujets, une identité définie en purs termes sociaux de positionnement relatif à l’intérieur d’un système de relations codées. Si l’essentiel des attentes de clarification de la part des habitants de la petite ville concerne des données objectives (« dati di fatto ») qui viendraient corroborer l’une ou l’autre des deux thèses et faire émerger une vérité positive, qui soit là, posée dans la pure extériorité des faits matériels, un personnage, Laudisi, plein d’un ironique scepticisme, est là pour attiser les oppositions et les contradictions et mettre continuellement en doute la possibilité de parvenir à une vérité objective . Et l’habileté de Laudisi ne consiste pas seulement à porter le débat sur l’opposition entre deux discours, mais à aller au-delà et à inviter à une réflexion métalangagière ; parce que quelle que soit la preuve finale qui pourrait apparaître pour invalider l’une des deux thèses (l’un des deux discours) en présence, aucune vérité objective ne réconcilierait madame Ponza et monsieur Frola – d’ailleurs rien ne les oppose, ils vivent dans l’équilibre d’une relation tout à fait stabilisée - , parce que pour chacun d’entre eux les choses ne pourraient pas être comme cette prétendue vérité objective la leur dicterait mais comme chacun la ressent en lui-même, inexorablement. Finalement, alors que l’ultime recours pour trancher (et l’erreur réside dans le fait de vouloir trancher, de vouloir que la vérité soit une, et en fin de compte qu’elle soit chose du monde) consiste à demander au sujet concerné, cette femme que personne n’a encore vue, qui elle est afin qu’elle mette un terme à l’insoutenable contradiction des discours qui essaient de la définir, elle répond par un renvoi dos à dos des discours qui veulent la définir et la placer là où elle-même refuse de se placer :
« Le préfet – Ah, non, pour vous, Madame, vous devez être l’une ou l’autre ! Madame Ponza – Non Messieurs. Pour moi, je suis celle que l’on croit que je suis. Laudisi – Et voilà, Messieurs, comment parle la vérité ! [7] »
Le renoncement de madame Ponza à l’affirmation de toute identité ne signifie pas son absence d’identité, qui serait, définie en des termes traditionnels, la folie. Son refus est un choix délibéré, une affirmation de son être, de la réalité de son être hors des discours qui tentent de le caractériser et de le définir. Ceci signifie que l’identité est pure illusion, et que la recherche de ce que peuvent être les autres ne peut déboucher que sur la rencontre avec des fantômes, inconsistants, auxquels cependant la société veut donner une réalité, qu’elle veut ériger en une solide et positive réalité.
L’identité dans l’œuvre de Pirandello est abordée comme une assignation sociale à une forme d’être ; et en cela le langage, à travers la désignation (nomination) et les qualifications qui l’accompagnent explicitement ou non[8] , opère comme un fixateur des identités, tout d’abord en inscrivant chacun dans une lignée, et en lui faisant porter le poids de ce qui n’est pas lui comme présent et comme projet d’avenir, le poids d’un passé qu’il peut même ignorer : c’est le cas de la famille Pentagora dont les membres sont, selon ce qu’admet, avec résignation et presque humour, l’un d’entre eux, des cocus de père en fils[9] . Et c’est bien par qu’il le savait que Rocco Pentagora est en quelque sorte allé au devant d’une situation [10] qui le faisait apparaître comme celui qu’il avait toujours été pour les autres, en tant que Pentagora, à savoir un cocu. Peut-être même était-ce la seule façon pour lui d’en trouver réparation et de se débarrasser d’une réputation qui pesait nécessairement sur lui parce qu’elle pèse sur tout membre de la famille Pentagora[11] .
Tout l’effort des personnages pirandelliens tend vers une libération : les assignations à être ce que l’on n’est pas vraiment et que l’on est seulement pour les autres, dans les signes, dans l’extériorité des pratiques, ou simplement des représentations, voilà ce que les personnages de l’auteur sicilien essaient d’écarter, d’abord en les faisant apparaître aux yeux des autres qui vivent – ou ne vivent pas – ensevelis sous les évidences premières des choses telles que la société les donne, les fait apparaître, et qui semblent naturelles – donc réelles, et vraies – parce que sont celles que l’on a toujours connues.
L’expérience la plus marquante de remise en question des évidences premières qui fondent la vie sociale se trouve dans le roman Un, personne et cent mille[12] . le personnage central, Vitangelo Moscarda, prend conscience, à une réplique de son épouse, que son nez a une légère déviation, chose dont il ne s’était jamais aperçu ; cette première expérience lui fournit l’occasion de constater que la représentation que les autres ont de lui sont différentes de la représentation qu’il avait de lui-même, et que l’accord de désignation par lequel il était identifié et s’identifiait lui-même comme Vitangelo Moscarda est une sorte de coquille vide qui recouvre des réalités humaines sans aucun rapport les unes avec les autres. Chacun a sa façon de percevoir Vitangelo Moscarda ; la réalité de ce sujet, comme de tout sujet, est fragmentée en une pluralité de reflets, de représentations, et l’échange à propos de cet être n’est qu’un leurre de la communication, si tant est que ce qui se dit de lui soit entendu dans le sens exact où c’est dit, par où se perpétue l’équivoque des mots qui toutefois parviennent à créer cette illusion collective d’une réalité une, positive, existant hors des subjectivités et leur servant de référence [13] . Sauf que dès l’instant où s’impose la conscience que cette réalité de référence est pure illusion, l’illusion ne fonctionne plus et c’est le monde entier qui s’écroule en tant que réalité unifiée. Dénoncer l’illusion référentielle du langage, c’est en même temps révéler le chaos dont est faite la réalité humaine, en retirant toutefois à cette dernière formulation réalité humaine toute fonction unifiante: il n’y a que du divers, de l’hétérogène, et la réalité qui apparaît n’est pas une réalité naturelle, mais une réalité construite, artificielle, d’une certaine manière arbitraire (elle est comme elle est, historiquement déterminée à l’intérieur de la culture au sein de laquelle nous sommes nés) :
« La campagne ! Quelle paix différente ! […] Et savez-vous de quoi elle provient ? Du simple fait que nous venons de sortir d’un monde construit : maisons, rues, églises, places ; non pas seulement pour cela construit, mais aussi parce que l’on n’y vit plus comme cela pour vivre, comme ces plantes, sans savoir que l’on vit, mais bien à cause de quelque chose qu’il n’y a pas et que nous y mettons, nous ; à cause de quelque chose qui donne sens et valeur à la vie : un sens, une valeur qu’ici, au moins en partie, vous réussissez à perdre, ou dont vous reconnaissez l’affligeante vanité[14] »
La conscience de la facticité du monde met en quelque sorte à l’abri de l’aliénation qui pourrait résulter de l’adhésion naïve à cette facticité et aux formes qu’elle détermine. La folie de Moscarda le conduit à une dénonciation libératrice, qui ne concerne pas les seuls aspects matériels, visibles, du monde humain, mais qui touche également l’ensemble de l’univers symbolique (en particulier le langage et les institutions). L’identité individuelle se trouve au carrefour de ces deux dernières institutions humaines, de ces deux constructions, dont il convient de n’oublier à aucun moment, comme le suggère Moscarda que ce sont aussi des illusions :
« Je ne prétends pas que vous soyez comme moi, je vous représente. J’ai affirmé que déjà vous n’êtes même pas cet un que vous vous représentez à vous-même, mais beaucoup en même temps, toutes les possibilités d’être, et les hasards, et les relations et les circonstances[15] ».
Si l’on ne peut échapper aux contraintes de la représentation, on peut, comme l’indique Moscarda, échapper à l’automaticité du lien qui s’établit, naturellement, c’est-à-dire en vérité culturellement et donc de façon illusoire, entre cette représentation et l’objet de représentation : Moscarda, le « fou », introduit une distance qui est fracture, entre sa représentation des autres et la représentation de ce que ces autres peuvent être réellement, en ayant en même temps conscience que l’accès à cette réalité des autres est impossible, pour lui, comme pour les autres eux-mêmes qui sont assujettis à la même impossibilité que lui de passer de leur propre représentation à ce qui serait leur réalité[16] . Cette réalité est à saisir dans l’instantanéité d’une situation[17] ou d’une relation (c’était bien ce que présente la pièce A chacun sa vérité), et quoi qu’il en soit, elle n’est pas une, figée, identique à soi-même à travers le temps. L’identité de la désignation patronymique n’induit aucune identité subjective, si elle n’est aliénée à la représentation de soi que ce patronyme fait circuler : comme dans le cas des Pentagora, ou même dans celui des Moscarda – leur patronyme est lié à la représentation d’une lignée de banquiers et donc d’usuriers, en quoi Vitangelo[18] ne se reconnaît absolument pas, au point qu’il commet un vol contre sa propre banque-. Et l’identité à laquelle chacun se réfère comme la juste représentation de soi, comme cette vérité profonde par laquelle chacun serait un (donc unique) et différent de chaque autre un est, elle aussi, pure illusion, parce que la façon dont je me représente un autre n’est pas une modalité de cette autre mais une modalité mienne :
« C’est vous qui me faites du tort, en croyant que je n’aie pas ou que je ne puisse pas avoir d’autre réalité en dehors de celle que vous vous me donnez ; et qui est vôtre seulement, croyez-moi : une idée à vous, celle que vous vous êtes faite de moi, une possibilité d’être comme vous la ressentez, comme elle vous apparaît, comme vous la reconnaissez possible en vous[19] ».
Il n’y a pas de différence radicale entre les autres et moi, les autres ne sont que des possibilités d’être que j’aurais pu réaliser. Il y a en chacun des sujets toutes les possibilités d’être et c’est la vie qui sélectionne et réalise certaines d’entre elles. Y compris pour ce qui concerne non plus la réalité des êtres mais leur représentation : les représentations que chacun se donne des autres sont des possibilités d’être enfouies en lui et qu’il reconnaît chez les autres dans les représentations qu’il construit d’eux. On voit là l’ampleur de la déconstruction dont le fou est capable.
Mais s’agissant de Moscarda, la folie a été d’une certaine manière son choix, et la dénonciation qu’il opère ne peut avoir lieu qu’à partir d’une position de marginalité, voire d’extériorité, qui d’une certaine manière implique l’exclusion hors du jeu social : sa vérité n’a pas de place parmi les hommes qui ne peuvent continuer à vivre que selon leur illusion collective, qui, du coup, s’oppose à l’unicité de point de vue de Moscarda. Il est une autre folie, dans l’œuvre de Pirandello, celle d’Henri IV, dans la pièce du même nom. Henri IV, le personnage qui n’a pas d’autre nom que celui qu’il s’était donné pour une cavalcade historique, opère lui aussi une dénonciation des illusions qui fondent la représentation d’un monde ordonné et identique à lui-même sur lequel des sujets prendraient des points de vue différents, certes, mais convergents au moins dans la certitude de l’existence de ce monde objectif et dans la certitude de leur identité au sein de ce monde; mais il va plus loin : il ne se contente pas de dénoncer, il démasque les faux-semblants et les hypocrisies. La folie du personnage est une sorte d’antichambre de la mort : après une chute de cheval qui aurait dû être mortelle, il est demeuré vivant, mais mort au monde des hommes[20] : fou. Une folie que l’on peut dire réelle, organique, provoquée par la chute de cheval et par le heurt de sa tête contre une pierre. Avec cette nécessaire précision que la chute de cheval n’a rien d’accidentel, mais qu’elle était tout simplement une tentative d’assassinat. Sa folie est l’équivalent symbolique d’une mort, qui, par pur hasard, n’a pas eu lieu. Et la folie d’Henri IV consiste à rester fixer à ce qu’il était au moment de cette tentative d’assassinat : Henri IV, empereur romain-germanique, était le personnage qu’il avait choisi d’être pour accompagner Mathilde, la femme qu’il aimait, dans une cavalcade historique où chacun devait représenter un personnage célèbre. Par une association assez simple, Matilde di Spina avait choisi d’être Matilde di Canossa. Et par le même procédé métonymique, prolongé (en quelque sorte métonymie dans la métonymie), Henri IV avait choisi le personnage d’Henri IV, pour être aux côtés de cette femme lors de la cavalcade historique, puisque dans l’histoire le nom de ces deux personnages est lié. Mais c’était sans compte sur la rivalité de Belcredi, qui pique le cheval d’Henri IV dans l’intention de se débarrasser définitivement de celui qui entrave ses projets amoureux.
Mais après un long temps de folie, sorte de trou noir dans la vie d’Henri IV, le personnage prend conscience de ce qui s’est passé, de ce qui lui est advenu, et il reconstitue le scénario qui a conduit à sa mise à l’écart, au profit de Belcredi qui, entre-temps, a épousé Mathilde et a eu avec elle une fille. Au lieu de révéler tout ces choses au moment de son retour au monde, il fait le choix d’une vengeance lente, de chaque instant : il aliène les autres à sa folie, il les contraint à figurer devant lui en costume d’époque et à jouer les rôles des personnages qu’ils avaient choisi pour la cavalcade historique. En quelque sorte il les aliène à son aliénation, il les aliène à ce qu’ils ont voulu ou fait qu’il soit. Et du coup, sa position d’empereur, de mascarade qu’elle était, devient la réalité de sa vie puisque les autres comparaissent devant lui et sont contraints de seconder sa folie, de ne pas la contrarier. Et tout comme Henri IV est resté inexorablement attaché à ce personnage qu’il avait choisi, les autres sont à leur tour attachés au personnage de l’empereur sous les traits duquel ils avaient voulu l’exclure. Renversement de situation donc, et toute la vie devient un théâtre, où les masques consciemment portés servent de double de la réalité où les masques sont portés sans qu’on s’en aperçoive. Henri IV, dans cette position d’empereur, hors du temps et de la vie, se venge ainsi des années de vie qu’il a définitivement perdues et renverse les termes habituels de la relation folie-exclusion. Habituellement, un sujet est exclu parce qu’il est fou, mis à l’écart parce que ses comportements ne sont pas compatibles avec la vie sociale, parce qu’il ne sait pas – ou ne veut pas – respecter les codes de la vie en collectivité, parce qu’il ne permet à personne de « sauver la face », et surtout parce qu’il dit des vérités qui ne peuvent s’entendre. Henri IV fait le fou, feint la folie parce qu’il est exclu, et à partir de cette position-là, qui lui a été imposée, il dit les vérités que les autres souhaiteraient ne pas entendre : le jeu que chacun joue devant les autres, le vernis des relations sociales, les hypocrisies auxquelles on est tellement habitué qu’on ne les perçoit plus comme telles ; et surtout il dénonce les circonstances qui avaient été celles de son exclusion. La situation « babélique » de la mascarade dont parle Belcredi lui-même[21] avait trouvé son issue et sa résolution dans l’exclusion du tiers, conforme en cela à la description du phénomène victimaire que décrit René Girard [22] . C’est à partir de cette position que Henri IV déconstruit les masques que les autres essaient de porter, des masques non innocents puisqu’intentionnellement c’était sa mort qui était visée :
« Parce que se trouver devant un fou, savez-vous ce que cela signifie ? se trouver devant quelqu’un qui ébranle en leur fondement tout ce que vous avez construit en vous, autour de vous, la logique de toutes vos constructions ! – Eh ! Que voulez-vous ? Ils construisent sans logique, ces bienheureux, les fous ! [23] ».
Le fou fait toucher du doigt la facticité de l’ordre cru « naturel » (c’est-à-dire culturel) des choses : sous les apparences, sous leur régularité, leur composition, leur combinaison, un monde chaotique où rien n’est établi, rien n’est figé, mais où tout est possible, où tout devient possible dès lors qu’on en a pris conscience : la perception de l’aliénation à l’artifice du monde et de ses formes, si elle ne peut avoir lieu que dans le recul volontaire ou l’exclusion non choisie, ou même « à demi » choisie comme c’était le cas pour Mathias Pascal, ouvre un espace de création possible, de construction certes, mais d’une construction maîtrisée, libre où la vérité instantanée - c’est la seule qui existe dans l’univers de Pirandello – peut se dire. C’est la liberté de l’art, une liberté pour laquelle une vigilance particulière est requise, parce que l’artiste peut se voir à son tour enfermé dans ce qui ont été ses créations antérieures au nom desquelles ses nouvelles créations sont refusées . Si Mathias Pascal est l’histoire d’une construction, parallèle à la construction sociale, qui a finalement échoué, il est d’autres constructions qui elles ne sont pas vouées à l’échec, et ce sont les créations artistiques, dans lesquelles, par une construction en abîme, peuvent apparaître des personnages qui dénoncent la facticité des constructions du monde social. Et c’est bien dans l’art, loin de toutes les contraintes sociales, avec les seules contraintes que le créateur s’impose pour sa création, dans un code préexistant certes, mais un code qui ne demande qu’à être articulé pour se faire l’objet d’une saisie novatrice et donner lieu à l’apparition d’une nouvelle œuvre, nouvel « être » de vérité.
[1] Il suffit de renvoyer, entre autre, à ce titre de chapitre « La nouvelle prose narrative et le héros petit-bourgeois », in Giancarlo Mazzacurati, Pirandello nel romanzo europeo, Il Mulino, 1987, page 185. Retour
[2] On pourra très utilement se reporter à l’article de Giuseppe Panella, Pirandello fascista ovvero del demiurgo indispensabile, disponible en ligne sur le site Biblioteca dei Classici Italiani de Giuseppe Bonghi (mise à jour du 28 juin 2006). Retour
[3] Il fu Mattia Pascal en italien, première publication en 1904. Retour
[4] Il fu Mattia Pascal, Mondadori, Oscar Classici Moderni, 1988, page 3. Retour
[5] La critique converge sur cette interprétation du choix du nom du personnage. Pascal, le patronyme, aurait sa source dans la volonté de renouveau et dans sa réapparition qui est plus une mort qu’une renaissance (dans le sens où c’est une sorte de mort du sujet en même temps qu’une renaissance sociale, où l’existence symbolique à travers un patronyme et une reconnaissance officielle par les autres se doublent d’une aliénation à cette reconnaissance). Retour
[6] En italien Così è (se vi pare). Retour
[7] Così è (se vi pare). Oscar Mondadori, 1970, page 214. Retour
[8] On a vu comment Mathias Pascal sait en jouer. Retour
[9] La chose est dite en des termes encore plus imagés : « Nous, les Pentagora, avec nos femmes, nous n’avons pas de chance … Il fit d’une main des cornes et il les agita en l’air. – Mon cher, tu vois ça ? Pour nous, c’est un blason de famille », L’esclusa, Oscar Mondadori, 1985, page 7. Que l’on parle de blason de famille ou de cocus de père en fils, la formulation ne manque pas de sel, et elle ne manque pas non plus d’être, de façon légère et subtile, une remise en cause de la logique sur laquelle s’appuient très volontiers les tenants d’un ordre positif des choses ; soulignons que, par définition, les « cocus » sont une race en quelque sorte auto-immune puisque leurs fils ne sont pas leurs fils ; l’hérédité de cette nature de cocus n’existe donc pas comme inscription génétique (on s’en serait douté) mais elle existe bel et bien comme inscription sociale par le patronyme (c’est bien ce que suggère l’expression « blason de famille »: la réalité est alors induite par les mots, qui semblent avoir un pouvoir de réalisation par la suggestion qu’ils imposent, inconsciemment, aux sujets. Retour
[10] Rocco a découvert que sa femme échangeait des lettres avec un personnage prestigieux, un avocat de renom. Sans même regarder le contenu de ces lettres, il se proclame publiquement trahi. Le lecteur pourrait se demander l’intérêt de Rocco à lui-même se désigner aux yeux de tous, comme un cocu. Retour
[11] C’est certainement même là l’origine de la création de ce nom : ceux qui sont publiquement et de façon répétitive (« penta ») exposés (« agora ») à la dérision publique (cf. notre ouvrage Pirandello et les Signes – Une lecture du roman L’Exclue, Presses Universitaires de Rennes, 1993). Retour
[12] Uno, nessuno e centomila, 1926. Retour
[13] L’illusion référentielle est ainsi dénoncée et déconstruite : « Oui, route, c’est une route. Vous craignez vraiment que je puisse vous dire que non ? Une route, une route. Route de de pierre ; et attention aux pierres coupantes […] Ah, ces montagnes bleues au loin ! Je dis « bleues » ; vous aussi, vous dites « bleues », n’est-ce pas ? D’accord. », Uno, nessuno e centomila, Biblioteca Moderna Mondadori, 1966, page 40. Retour
[14] Ibidem, pages 40-41. Retour
[16] Ainsi définie, cette réalité serait rapport d’authenticité à soi-même. Or cette réalité se défile sans cesse, elle ne peut être que négativité : Elio Gioanola parle d’une fuite vers l’authenticité qui se révèle négativement comme absence « (La follia nell’opera di Luigi Pirandello, dir. Enzo Lauretta, Mursia, 1990, page 136). On en trouve témoignage dans cette citation : « car, de ce que je suis pour moi, vous ne pouvez rien savoir, mais moi non plus je ne peux rien en savoir », Uno, nessuno e centomila, éd. cit., page 69. Retour
[17] On peut rappeler à ce propos la pièce Il dovere del medico dans laquelle un médecin se doit de rappeler à la vie quelqu’un qui a tenté un suicide et qui clame qu’il ne veut pas être soumis à un jugement pour le crime passionnel qu’il a commis et qui ne représente que sa réalité d’un instant, qui n’est plus la réalité de celui qu’on a ramené, malgré lui, à la vie. Retour
[18] Il nous faut encore une fois souligner le jeu de Pirandello sur la signification des patronymes : le lecteur ne peut pas noter l’opposition entre le nom lié à l’agacement que procurent les mouches – Moscarda est proche de l’italien mosca, la mouche, certainement comparable à l’agacement que procure l’insistance des usuriers à se faire rembourser leur prêt – et le prénom Vitangelo qui indique l’aspiration à une idéalité. Retour
[20] Tout comme l’était Mathias Pascal. Les lignes de la fin du roman sont éloquentes : « Je dors dans le lit même où ma pauvre mère est morte, et je passe une grande partie de la journée ici, dans la bibliothèque », Il fu Mattia Pascal, Oscar Mondadori, Classici moderni, 1988, pages 232-233. On pourra lire l éclairage que Giancarlo Mazzacurati jette sur ces lignes (Pirandello nel romanzo europeo, Il Mulino, 1987, page 212). Retour
[21] Belcredi raconte ainsi comment le jeu des rôles avait créé une situation de chaos, double inversé de l’ordre habituel des choses : « - Chacun jouait son rôle pour rire ! C’était une vraie Babel ! », Enrico IV, Oscar Mondadori, 1970, page 150. Retour
[22] Nous renvoyons en particulier à La Violence et le Sacré (1972) et à Le Bouc émissaire (1982). Nous renvoyons aussi à notre article Le processus victimaire dans Henri IV de Pirandello, publication en ligne in L'archive ouverte HAL-SHS (Hyper Article en Ligne - Sciences de l'Homme et de la Société) HAL, halshs-00156902. Retour
[23] Enrico IV, Oscar Mondadori, 1970, page 198. Retour
[24] Cette thématique est traitée dans la pièce Quand on est quelqu’un (Quando si è qualcuno) où le vieux poète se donne un pseudonyme pour pouvoir publier selon une inspiration radicalement différente de celle de ses publications antérieures. Retour