Cuba et la Martinique, ces deux îles de la mer de la Caraïbe ont une histoire commune marquée par la colonisation des Espagnols et des Français et donc une population métissée à composantes ethniques (noire, européenne, asiatique) même si le brassage des races est plus visible dans la petite île de la Martinique. Ils partagent en commun, un lieu, un même archipel caribéen, une même culture mêlée qui symbolise et traduit leur sensibilité, leur manière d’être et de dire. Bien que l’évolution historique et politique de Cuba soit fort différente de celle de la Martinique, les manifestations culturelles et artistiques qui promeuvent les rencontres depuis plus de trente ans entre ces deux îles, révèlent leurs ressemblances. Nombreux sont les écrivains et artistes connus qui ont fait connaître dans le monde entier ces deux pays, à travers le roman, la peinture et la musique. à partir des années 90, l’émergence de quelques romans cubains ouvre de nouvelles perspectives dans la littérature cubaine ; parallèlement, l’orientation des romans écrits par les Martiniquais Patrick Chamoiseau (Texaco,1992), et Edouard Glissant (Traité de tout-Monde, 1997) est marquée par les concepts d’antillanité et de créolité. Notre intérêt s’est porté plus particulièrement sur deux romanciers cubains dont Abilio Estévez, et ses romans, Tuyo es el reino publié en 1997 ( traduit en anglais Thine is the Kingdom et en français, Ce royaume t’appartient), Palacios Distantes[1] publié en 2002 (traduit en français Palais lointains), et Ena Lucía Portela qui a publié El pájaro : pincel y tinta china en 1999 et La Sombra del caminante en 2001. Ces nouveaux romans démontrent un réel changement de discours par rapport à ceux de leurs prédécesseurs. En effet, les écrivains martiniquais semblent avoir dépassé le mythe de la négritude tant combattu par leur maître Aimé Césaire depuis les années quarante alors que les Cubains tentent de dépasser le mythe de la Révolution menée par Fidel Castro en 1959.
Nous tenterons d’analyser les modalités et contenus de cette nouvelle manière d’écrire afin d’appréhender globalement les liens et les distances entre ces romanciers dont les textes revendiquent leur liberté, illustrent souvent leur appartenance au monde caribéen et soulignent le nouveau rapport entre l’écrivain et son public lecteur.
La littérature cubaine a été, au cours des vingt premières années de la Révolution de 1959, majoritairement influencée par l’engagement politique. Pour le Gouvernement, l’art (roman, peinture, poésie, théâtre, cinéma) est au service de la Révolution. Tous les intellectuels devaient uvrer pour le bien être du peuple et il était impossible de dissocier la production littéraire du projet révolutionnaire. Le Discours Parole aux Intellectuels prononcé par Fidel Castro en 1961 refusait à ceux-ci le droit de publier des travaux qui allaient à l’encontre de la Révolution. Aussi sont-ils nombreux ceux dont les uvres ne furent pas reconnues et ont préféré quitter Cuba (Cabrera Infante, Virgilio Piñera) ou se cacher (José Lezama Lima). Cependant, quarante ans après, à Cuba, les choses ont changé. Suite à l’effondrement du mur de Berlin, la crise économique a modifié aussi bien l’ensemble des structures de la Révolution que les comportements des Cubains. La « Période Spéciale » de 1996, censée faire sortir le pays du marasme, a accentué la désillusion chez les intellectuels. La littérature cubaine s’est caractérisée de plus en plus par une rupture avec la thématique des romans valorisée par le Gouvernement. L’apparition d’une nouvelle génération d’écrivains et d’artistes affirme une volonté de combler le vide laissé par la grande diaspora des exilés qui avait commencé dans les années 80, depuis le port de Mariel où en 1980, 130 000 Cubains s’y sont réfugiés pour un départ vers la Floride.
Les romans cités ne dévoilent pas qu’une certaine démystification du discours unique et autoritaire. à travers cette déconstruction du discours politique, émerge une interpellation du lecteur l’invitant à recréer le nouveau discours censé rétablir une vérité masquée. Cette approche nouvelle dans le roman est intéressante dans la mesure où elle revendique la mémoire des écrivains du passé, les plus actifs au début des années soixante : Virgilio Piñera (1912-1979), José Lezama Lima (1910/1976) et Cabrera Infante (1912/2005) que les auteurs considèrent comme leurs maîtres.
La rénovation de l’écriture romanesque se caractérise par le renouvellement des thèmes autrefois bannis par le gouvernement. Du point de vue formel, les voix abondent dans le roman qui s’adresse davantage au lecteur chargé de ne pas oublier par exemple la phrase « J’ai peur » prononcée par Piñera, après le discours Parole aux intellectuels. Le thème de la ville, la Havane, capitale des écrivains, mais aussi haut lieu de discours politique perd son image mythique antérieure avec les grands monuments pour se transformer en chronotope [2] de l’inspiration du romancier qui réfléchit sur son rôle dans l’île. Les thèmes fréquents dans la littérature cubaine depuis la Révolution, celui de la famille et celui de l’exil, sont revisités et acquièrent une dimension plus critique particulièrement à partir de la Période spéciale. On perçoit une remise en question du concept de la patrie qui s’est fragmenté avec la diaspora des années 80.
La notion de patrie renvoie à un espace qui s’effrite entre rêve et réalité dans le roman d’Abilio Estévez. En effet, Tuyo es el reino est divisé en deux espaces et en deux périodes historiques, il est à la fois réinvention du passé et recréation d’un autre temps jusqu'à 1958 avant le triomphe de la Révolution. Le titre symbolique « Tuyo es el reino » exprime la volonté de récupérer l’île accaparée depuis 1959 par les Barbudos (Fidel Castro et ses hommes sont tous barbus). Cette date est considérée comme le début d’une malédiction qui a condamné de nombreux Cubains à l’exil forcé. L’île est un « monstre gorgé d’arbres » dit la comtesse aux pieds nus, où résonnent, dans la nuit, des voix et des pas (Tuyo es el reino p.4). La pluralité des personnages de tout âge et de classe sociale différente, confère un caractère polyphonique et dynamique au roman qui met en scène plusieurs visions opposées de l’Histoire. Pour désacraliser la date historique, l’auteur convoque une imagination mythique et populaire qui alimente les rêves, les prémonitions, les malédictions et l’attente messianique : le maître vient sauver le blessé ou l’écrivain de l’incendie de 59. Le chapitre symbolique de Shéhérazade intercale plusieurs histoires porteuses de voix oubliées, implique plusieurs narrateurs et crée ce métissage linguistique et racial qui nourrit l’intrigue. Le roman répond à la définition du roman dialogique du grand critique russe Mikhail Bakhtine et a été classé par ailleurs meilleur roman étranger en France en 2000.
Palacios Distantes publié en 2002 raconte l’errance du protagoniste principal Victorio à l’intérieur de la capitale cubaine. Victorio, un homosexuel, suite à la démolition de son studio, erre à travers le milieu urbain puis rencontre Salma, une prostituée avec qui il se réfugie dans un théâtre en ruines, tenu par un clown, Don Fuco. Le contexte précis de la crise économique que connaît Cuba depuis la « Période spéciale »(1990-1996) dénonce les conditions de vie de la population déplacée, plus dramatique encore pour ceux qui comme ces deux personnages sont victimes d’une double marginalité sexuelle et sociale. L’errance de Victorio éclaire sur les inégalités sociales entre les privilégiés et les plus démunis. La définition du roman par Stendhal « le miroir que l’on promène le long du chemin » s’applique bien au déplacement du protagoniste vers d’autres lieux tels les immeubles neufs, les luxueux hôtels reconstruits avec des investissements étrangers, (El Vedado, le Miramar), et d’autres près des plages du Varadero et réservés aux seuls touristes étrangers. Cette errance démontre que la prose cubaine des années 90 devient réaliste ; elle met en scène le sujet marginalisé et reflète la Tragi-comédie de la vie quotidienne : les balseros, passagers qui fuient vers les Etats-Unis dans des canots pneumatiques, les jineteras, les prostituées qui viennent souvent des provinces et les homosexuels ainsi que les fléaux de la société cubaine d’aujourd’hui, tels la drogue, la violence la corruption et la pauvreté :« À Cuba, tu vois Triumpho, à Cuba-la-Bella, la plus-grande-des-Antilles,[..]le cur de-Notre-Amérique, le Premier-Terrritoire-Libre d’Amérique, nous les Cubains sommes des citoyens de troisième, quatrième ou cinquième catégorie fait observer Salma sans baisser la voix[..] Tu sais, dit-elle en admonestant Victorio de l’index, que les chambres d’hôtel sont interdites à nous les Cubains. » [3]
Cette réalité misérable est dépassée à travers le théâtre, espace de création où Victorio et Salma retrouvent refuge. Tous deux sont accueillis par Don Fuco, un petit vieillard, clown et guide de leur épanouissement. Les trois occupants sortent de temps en temps pour jouer quelques scènes dans des centres d’internement que le gouvernement a tendance à cacher. Ainsi, le théâtre permet la transgression artistique de lieux sacrés ou de ces espaces d’internement étroitement surveillés.Ce sont des « hétérotopies » par opposition aux utopies, selon la définition donnée par Michel Foucault en 1967. Des lieux qui sont « absolument autres », des «sortes de contre-emplacements, des lieux dessinés dans l’institution même de la société, dans lesquels les lieux réels du gouvernement sont contestés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux ». [4] Ces lieux hétérotopiques sont investis par les nouveaux artistes Victorio, Salma, chargés de les transformer en lieux de représentation d’un autre discours plus ludique et créatif. Dans le nouveau roman cubain, les personnages sont en mouvement et se dispersent, l’espace et le temps s’étirent et les personnages sont plus critiques. Ecrire, c’est récupérer le royaume perdu comme le titre du roman l’indique. L’écriture illustre le mouvement des deux marginaux vers le théâtre ; elle symbolise à l’instar de Maurice Blanchot, ce saut pour aller vers l’autre monde ou vers l’au-delà.
Les romans d’Ena Lucía Portela née en 1972, conjuguent rôle social et rôle esthétique, s’occupent des oubliés et des persécutés du système et témoigne de la crise que traversent les imprimeries à Cuba au moment de la crise de 1994. Le titre du premier roman est très symbolique et renvoie à la nouvelle génération dite « novisimos », qui n’a pas connu la Révolution et qui utilise des éditions artisanales pour écrire car de nombreux textes restent inédits. El pájaro : pincel y tinta china [5] évoque la situation dramatique des écrivains (les oiseaux et leurs plumes) qui ne peuvent pas publier leurs livres et des égarés de la Havane, capitale du système D. Le thème de l’exil n’est pas identique à celui de l’errance dans le roman d’Estévez. Chez Portela, l’exil du personnage de Cuba vers l’Europe traduit le désir des écrivains de trouver de meilleures conditions pour écrire et faire imprimer leurs livres. à travers Fabián, le personnage écrivain et lecteur, sujet du roman et considéré comme « l’oiseau déchaîné sans pinceau ni encre de chine (El pájaro : pincel y tinta china, p.38), l’auteur propose une aventure méta-textuelle. Le personnage de Fabián, est double ; c’est un héros problématique qui voyage à Paris et dont les idéaux sont en opposition avec le discours officiel. Il n’a pas les caractéristiques du personnage traditionnel et disparaît de plusieurs chapitres. En outre, ce personnage bisexuel, constamment angoissé, sans repères, vit entouré de femmes, plus perdues que lui-même. La conception de ce personnage intériorisé reflète la situation de l’auteur lui-même dans son espace réel. Les personnages de Portela n’ont pas de famille, ils sont en quête de nouveaux repères et ont une nouvelle attitude face à l’avenir « Mes personnages, je l‘ai dit déjà, n’ont pas de famille ; ils sont nés des arbres, de l’air, du feu lui-même ». (,em>El pájaro : pincel y tinta china, p.62). Ce sont des personnages fragiles qui flottent dans la société et sont souvent en quête de père comme dans les romans d’Estévez.
Le thème de la famille traditionnelle qui tenait une large place dans le roman antérieur est gommé et s’écarte de la propagande de l’homme nouveau, le prototype de l’homme parfait, exemplaire, solidaire de ses camarades et travaillant nuit et jour pour le peuple. Le roman dément cette notion de groupe défendue par la génération précédente d’écrivains.
Le thème de l’homosexualité est revu et corrigé ; l’image du corps aliéné devient un corps héroïque. Dans La Sombra del caminante [6] , à travers le meurtre d’une femme noire et officier supérieur dans l’armée par une femme blanche, apprenti soldat, Portela fait la satire de la propagande officielle qui visait à ignorer les catégories raciales pour ne valoriser que le travail et la conscience de l’effort au service du peuple. Elle utilise, non sans une certaine ironie, le style direct, les voix capables de confronter le lecteur aux crispations identitaires qui se sont accrues dans l’île. La rencontre sexuelle entre cette femme blanche et une autre femme noire à la fin du roman permet de réconcilier néanmoins les deux races à travers le désir. Portela est la première femme-écrivain à introduire d’un point de vue critique, le thèmes de l’homme nouveau, le double thème du racisme et de l’homosexualité à travers l’écriture du désir. Le roman nouveau propose une révision des valeurs reçues dans le discours national : l’amour se substitue à la haine et l’homosexuel homme ou femme n’est plus honni mais respecté et désiré.
La littérature cubaine des années 90 illustre une prise de conscience de l’écrivain qui s’interroge sur son rôle face au lecteur et sur sa place dans la société. Tant Estévez que Portela semblent être habités par la même nécessité de réécrire la réalité trop souvent masquée par le gouvernement et de réinventer l’image de la ville encore mythifiée. La Havane traditionnelle, la ville baroque et mythique de Lezama Lima, la ville aux colonnes de style colonial d’Alejo Carpentier ou la ville sensuelle des cabarets et night clubs de Cabrera Infante, disparaît au profit d’une vision apocalyptique chez tous les nouveaux auteurs tels Antonio José Ponte. Dans Palacios Distantes comme l’indique le titre, la nouvelle Havane différente de la ville utopique du gouvernement révolutionnaire, est un espace à reconquérir car elle est trop confrontée aux constants investissements étrangers qui génèrent les dollars mais aussi la prostitution et le marché noir. Leonardo Padura [7] dans un article publié dans Cuadernos Hispanoamericanos, souligne que certains auteurs des années 80, tels Juan Gutiérrez et Jesús Díaz, alertés par la transformation de l’espace réel, avaient déjà montré un changement de la perception littéraire de la ville. Une vision qui se prolonge chez les écrivains des années 90 qui eux, soulignent davantage la décrépitude d’une île marquée par l’érosion du présent où il ne reste que rancur, frustration et désespoir. C’est le cas des romans de Zoé Valdès, La nada cotidiana publié en 1996, de ceux de Pedro Juan Gutiérrez, Trilogía sucia de La Habana dont el rey de la Habana, 1999 et ceux de René Vazquéz Díaz dans La Isla de Cundiamor paru en 1997. Estévez se rapproche de ces nombreux auteurs de la nouvelle génération qui cultivent les images des ruines et de l’apocalypse. Sa définition de la Havane dans son article Méditations sur la littérature cubaine d’aujourd’hui paru en 1999, dans la revue Cahiers des Amériques est un constat amer et édifiant de l’écrivain face à son pays : « Cuba est devenue la fantastique région d’un rêve, une immense région mythique faite de climats d’angoisse et de besoins différents » [8] . Les murs délabrés, les colonnes vieillies par le temps dans Palacios Distantes fait écho à la description chaotique dans le roman de Reinaldo Arenas [9] , de la Havane aux maisons sur pilotis, aux murs décrépis, aux édifices réduits à des décombres et à des nuages de poussières.
L’originalité des romans cubains se définit également par leur caractère intertextuel, une volonté de revitaliser le nouveau roman. Palacios Distantes est le lieu de la rencontre avec d’autres ouvrages et d’autres auteurs. Victorio apprend les vers d’Eliot, de Neruda, de Pavese, de Cernuda et de Nicolás Guillén. Les allusions aux auteurs cubains exilés et étrangers, la présence de citations intertextuelles telles le livre, Mémoires de Saint Simon, roman historiographique du XVIIIe siècle, enrichissent le texte et proposent une nouvelle conception de la lecture, réclamant du lecteur un rôle actif pour recréer le texte. La citation de Piñera, le maître qui a refusé sa condition absurde d’écrivain en s’exilant est une façon de rendre hommage à de grands auteurs compatriotes exilés involontairement. L’écriture est un long cheminement qui passe par la pensée des maîtres absents : Lezama Lima, que préfère Ena Lucía Portela pour le mélange des références culturelles et la pensée magique, Virgilio Piñera dont la mémoire est citée par Estévez. Les citations d’auteurs russes dans le roman de Portela, révèlent les autres influences dans la littérature cubaine pendant la période castriste à la différence des textes martiniquais.
La littérature martiniquaise a connu ses heures de gloire grâce au poète et homme politique Aimé Césaire (1913-2008). Le recueil poétique (Cahier d’un retour au pays natal (1935-1947) et ses uvres théâtrales, La tragédie du Roi Christophe (1963) dessinent une écriture plutôt engagée dans le combat contre le colon supérieur qui avait méprisé l’identité du peuple. Le mythe de la négritude (la révolte du nègre et la conscience d’être noir), thème cher Césaire, caractérise la lutte contre la colonisation et le rejet du blanc. Il convient de souligner que la dimension mythique de l’écriture du long poème qui traduit le retour du poète à la Martinique après son séjour parisien n’est pas qu’une rencontre avec sa terre d’origine mais une renaissance de l’homme noir habité à la fois par la douleur et le désir et qui se met au service de son pays.
Césaire, revenu de Paris, occupe les fonctions de maire à Fort de France, (la capitale) en 1945. Il le restera jusqu’en 2001. Le passage de la Martinique à la départementalisation en 1946 et les luttes pour l’indépendance durant les années 60/70 vont accélérer les manifestations de liberté et d’affirmation identitaire. Ainsi, Edouard Glissant (1928-) considéré comme le père spirituel de l’Antillanité, maintient un lien avec Césaire en faisant de la langue, un combat où se mêlent un mot et son contraire, où sont liés littérature et politique. La fréquence des jeunes qui voyagent régulièrement et poursuivent leurs études en France, fait évoluer les mentalités. Une nouvelle génération d’écrivains émerge à partir des années 80 et propose des thématiques nouvelles liées à la nécessité de créer une culture de spécificité antillaise, sans code d’appartenance à une race précise. Ils refusent de s‘enfermer dans la négritude et produisent un discours éloigné de la politique dirigée par les élus locaux qu’ils ont choisis librement. Cependant du point de vue formel, ils restent dans la mouvance de Césaire, leur maître, grand lecteur de Breton et d’Arthur Rimbaud et dont l’uvre se caractérise surtout par une expression poétique, dense et imagée.
Avec plus de recul sur l’époque de l’esclavage, sans aucun contact avec l’Afrique, ils se sentent moins africains et veulent recréer la langue métropolitaine dans laquelle ils ont été formés et éduqués afin de la transcender en un autre discours plus dynamique à l’image de la culture antillaise. L’orientation des textes d’Edouard Glissant devient plus théorique, plus philosophique que politique et apparaît dans son essai Discours antillais datant de 1981, qui revendique après l’antillanité, le concept de créolité. Le mythe de la négritude qui n’est plus d’actualité est remanié, les écrivains des années quatre vingt-dix manifestent de plus en plus leur désir de dépasser ces ruptures engendrées par la colonisation. Pourtant, ils ne peuvent faire abstraction de la forte présence de l’élément noir jadis méprisé ou refoulé pendant la période coloniale ; au contraire, la récriture de l’élément noir exprime un autre vécu et donne lieu à un nouveau langage en tout cas éloigné des temps de l’atrocité de l’esclavage. Ce nouveau langage est intéressant parce qu’il contraste avec la langue dominante et qu’il acquiert plus de poids dans cette écriture que les auteurs veulent d’abord créole et caribéenne. Les écrivains martiniquais orientent leur réflexion vers la nouvelle expression capable de faire résonner la force des mots et de faire transparaître la couleur des images. Ils se tourment vers la langue locale, le créole, réservé davantage aux contes traditionnels, aux veillées mortuaires, aux lieux de rassemblement populaire, au théâtre ou aux chants du Carnaval parce qu’il insuffle un rythme et une tonalité nouvelle à l’écriture par rapport au français normatif : la langue intellectuelle et administrative.
L’écriture de Patrick Chamoiseau (1953-) diffère de l’écriture hermétique et cérébrale de Césaire. Eloge de la créolité [10] est une sorte de manifeste à la fois politique et littéraire dans lequel deux écrivains Patrick Chamoiseau, Rafael Confiant (1951-) et un spécialiste en linguistique Jean Bernabé, se réclament créoles et revendiquent également leur antillanité à travers l’expression d’une langue plus imagée et plus colorée. C’est-à-dire qu’ils réinventent une écriture n’appartenant à aucune communauté ni blanche, ni asiatique, ni noire et affirment qu’elle se compose de l’esthétique « créole », une langue recomposée de ces divers métissages. Cet éloge rend compte de la large place concédée à la parole plus spontanée, plus fluide et musicale où abondent les onomatopées en créole, disséminées tout au long du récit. Le mot migan par exemple qui caractérise une purée de légumes typique du pays n’est pas dans le dictionnaire français et est né selon Chamoiseau de la créolité. L’illustration de la créolisation de l’écriture apparaît dans Une enfance créole II publié en 1994, où se confronte le petit négrillon au maître d’école : « Désespoir du Maître : les enfants parlaient par images et significations qui leur venaient du créole. Un nouveau venu était appelé un tout frais- arrivé, [..] sursauter c’était rester saisi, le tumulte c’était un ouélélé, un conflit c’était un déchirage »[11] .
Les mots créole en italique introduits dans le texte français permettent d’illustrer la créolisation du langage romanesque. Le roman regorge d’onomatopées iiiisalé, flap et les surnoms donnés aux enfants Gros -Lombric, bôlof, tête fê, ne sont pas seulement destinés à faire rire mais à souligner la musicalité du texte. Les dialogues et les vers scandées comme dans les contes folkloriques et fonctionnent dans le récit comme des échos. La recherche de cette oralité dans l’écrit confirme cette nouvelle créativité romanesque réservée non pas au seul lecteur intellectuel mais réclamant la participation du lecteur martiniquais qui se reconnaîtra à travers le verbe et le rythme. Tous ces effets de style marquent une rupture avec la linéarité et traduisent le caractère ludique du texte devenu jeu et contestant la soumission à langue européenne trop figée dans l’île.
Chez ces deux romanciers, il y a moins une préoccupation pour le pays que pour une écriture de l’identité créole et métisse qui se revendique par le délire verbal et dans la quête de la musique des mots créoles parlés et injectés dans la langue française. Les textes se deviennent des sortes d’exploration, des manifestations de crise identitaire, de cris et des désirs enfouis ; ils illustrent de ce concept d’antillanité ou de créolité embrassant tous les agrégats africain, européen, arabe, asiatique, vestiges des tous les peuplements de l’île qui se sont mélangés et recomposés depuis la colonisation.
Le roman Texaco datant de 1992 évoque une sorte de bidonville et quartier populaire située aux abords de la capitale, Fort de France. Il est le lieu de la dichotomie où se confronte la créolité à la francité (lien avec le français). Le roman est cette zone périphérique réduite où règnent le chômage et la violence qui est en constant contraste avec la capitale ou le centre. Il est riche en expressions populaires ; la langue est savoureuse avec de longs passages sur la sexualité qui exaltent les rythmes du corps de la martiniquaise Marie Sophie à l’instar de la femme noire (Ella) dans Tres tristes tigres de Cabrera Infante. Les mots rendus vivants, animés et dotés de pouvoir magique, élargissent les possibilités poétiques du langage. La revendication de la créolité serait la découverte de ce qui fait le fondement de l’être, de la nouvelle expression de ses coutumes et de sa manière d’être. Dans le récent discours plutôt utopique de Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, on se gardera de privilégier une lecture politique au mot domination. La domination reflète davantage l’intériorité de l’écrivain qui pense, écrit et est habité par la langue française qui germe, se développe en lui et dans laquelle il crée. Au dédoublement de la voix déguisée de l’auteur qui évoque son enfance, se superpose celle d’un vieil esclave qui lui parle des humiliations et des échecs vécus pendant la période coloniale. Le roman propose la rencontre de l’écrivain avec cette voix qui l’interroge mais qui vient de loin ou du plus profond de lui-même ; un ailleurs enfoui en lui et en qui il puise son inspiration. La voix qui vient du silence du livre semble résister à « la langue qui impose sa ronde secrète, remodèle le pays, transforme le peuple des cannes à sucre en paysans d’Europe ».[12]
Edouard Glissant n’utilise pas le créole ni la langue locale dans un but contestataire. Il propose le terme de créolisation au service d’une mise en contact avec la diversité des langues de l’archipel. Son roman à thèse Tout-monde est une sorte de mémoire collective et complexe où la parole libre se substitue au cri de l’esclave du passé ; il considère la Caraïbe comme un creuset, un lieu de rencontre de toutes les populations dans la Mer qui les unit et en même temps les départage. L’archipel de la Caraïbe est, selon lui, le lieu de la créolisation, la rencontre sur un même territoire d’éléments culturels venus d’horizons radicalement divers qui, en s’imbriquant, produisent la nouveauté de la réalité créole ou créolisation, forme de métissage sans mythe :« La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments ».[13]
Cette notion que Glissant autrement appelle la Relation, mode d’emmêlement et de contact entre toutes les cultures est développée dans la Poétique de la Relation publiée en 1990. Glissant voyage dans les Amériques et résolu à ne pas se laisser enfermer dans une île, finit par s’installer au Canada. Sa démarche est plus universelle que celle de ses autres compatriotes écrivains. Même s’il partage avec son confrère Chamoiseau ce même concassement de mots pour assumer le complexe métissage des antillais et pour définir leur identité, il élargit le concept de créolité à l’extraordinaire diversité des peuples de la Caraïbe et des Antilles. Les écrivains martiniquais qui se regroupent autour de Chamoiseau sont conscients que la littérature antillaise n’existe pas encore ; celle-ci mérite d’être créée pour dire leur identité et la spécificité de leur langue ; ainsi la revendication des écrivains martiniquais est à la fois esthétique et politique et leur souci pour le langage caractérise l’écriture de ces nouveaux romans où s’affirme une conscience aiguë de la spécificité de la littérature francophone dans ces jeunes départements français d’outre-mer.
Edouard Glissant accorde une particulière importance à l’écriture ; selon lui, l’universel n’a pas de langue. La plongée dans le Moyen âge, dans la Chanson de Roland, dans l’Iliade et dans d’autres sources intertextuelles telles l’Ulysse de Joyce illustre le choix délibéré de l’auteur de dépasser le fait linguistique/ créole et l’appartenance à son île natale. Le « refus de travailler dans la couleur locale, dans l’enfermement misérabiliste, dans le coincement réaliste et dans l’exotisme de grande surface lui permet d’assumer cet « obscur qui multiplie par cent les possibles de la langue et les ressources les plus subtiles d’un ébranlement de l’être » [14] .
L’originalité de l’écriture des écrivains martiniquais se manifeste dans la recherche d’un style propre libre, capable de dépasser toutes les conventions figées et de traduire leur mode d’être et de pensée dans le présent. Un style qui les « libère du militantisme littéraire anticolonialiste,[…] d’une idéologie à appliquer,[..] mais pratiqué « dans le seul désir de nous connaître nous-mêmes, dans nos tares, dans nos écorces et dans nos pulpes, en rêche nudité. » [15]
Il est intéressant de rappeler la ressemblance entre le combat du poète Aimé Césaire et celui du poète cubain Nicolas Guillén (1902-1989) dont les recueils poétiques Songoro cosongo, Motivos de son, publiés dans les années trente, défendaient la cause des Noirs et valorisaient la culture africaine. L’écriture de ces deux auteurs se caractérise par un engagement à la fois politique et poétique. Le gouvernement de Fidel Castro qui avait d’ailleurs sacré Nicolás Guillén poète national au début des années soixante, a mis en avant des idéaux qui avaient pour objectif de favoriser l’égalité entre toutes les races et la solidarité entre tous les Cubains. Malheureusement, trente ans après, le problème racial a ressurgi à Cuba surtout à la Havane où le métissage entre noirs et blancs est peu visible. Ainsi, au cours des années 90, les nouveaux films et la plupart des romans vont refléter la situation des Cubains vivant dans un présent décadent et dans un espace de contradictions où nombreux rêvent d’exil. Plus préoccupés par les problèmes des hommes de leur époque, les écrivains Estévez, Portela ont un style qui ne peut donner lieu à une littérature engagée, déjà combattue par leurs prédécesseurs et sont donc loin de l’orientation des textes martiniquais ; leurs textes renferment une contestation plutôt liée à la situation politique actuelle de l’île. Estévez veut récupérer ce royaume perdu détruit par le feu dans un passé plus récent alors que Chamoiseau part à la reconquête des racines d’un peuple jadis maltraité dans un passé lointain.
La littérature rapproche ces quatre auteurs davantage entre eux à travers la littérature. Les lieux communs de leur écriture sont l’errance, la mer, la terre, porteurs de leur imaginaire et emblèmes de leur liberté d’exister et de créer. Leurs textes contiennent une réécriture des thèmes figés caractérisant l’île du passé et conçoivent de plus en plus l’écriture comme une aventure de la forme où la parodie, de l’humour, de l’ironie utilisés dans une intention démystificatrice est très apparent chez Chamoiseau et Estévez. L’écriture nouvelle est habitée par le rêve et la prédominance d’une mythologie biblique ou ancestrale qui permet de recréer le présent avec sa part de passé. L’écriture est une rencontre qui vise à renouer le contact et exige d’aller à la rencontre du langage primaire, des matières primitives, telluriques afin de remplir le vide entre les mots. En effet, en réinventant la réalité quotidienne, chaque auteur lui oppose le rêve et l’imaginaire (Estévez), la parodie (Portela). L’écriture est mouvement du langage réel vers le langage artistique et caractérise tout comme chez Glissant une errance qui amène à devenir autre en s’enrichissant de la langue de l’autre.
La poétique du paysage chez Glissant est la marque de l’identité de l’homme. Pour approfondir la relation au pays, il se fonde sur le paysage baroque, l’arbre à rhizome (terme emprunté à Gilles Deleuze) ou en créole pié-bois dont la racine courante s’étend symboliquement à d’autres pays voisins ; cette racine qui contient l’histoire, s’enfonce dans la terre, un espace dont il se sent plus proche que de la terre européenne et qui rappelle la relation de l’homme de maïs dans Popolh Vuh évoqué par le Guatémaltèque, Miguel Angel Asturias. Mais l’écrivain martiniquais refuse l’enracinement en un seul lieu. Selon Edouard Glissant, écrire, c’est dire le monde, prendre le départ vers un autre lieu : une modalité de l’écriture qui permet de s’ouvrir à l’autre et d’embrasser la complexité du monde. L’écriture ne doit pas se confondre avec la vie réelle mais est, à l’instar du roman d’Estévez, un saut pour aller vers l’autre monde, de l’en deçà vers l’au-delà. Tuyo es el reino, publié en 1997 semble nourrir des résonances et un même imaginaire avec la pensée de La Relation de l’écrivain martiniquais. Le paysage imaginaire d’Estévez est personnage, racine et porte- mémoire et acquiert un sens dynamique ; le système métaphorique du paysage peuplé d’arbres diverses et de statues mythologiques rejoint la même approche poétique et identitaire dans Tout-monde et la présence des voix ou des racines dans l’île accentue la dimension mythique du roman. L’entrée symbolique dans l’île est un retour aux origines ; aller au contact de la mer, connaître le soleil, la lumière, le parfum de l’ananas, d’une mangue, permet d’atteindre une certaine révélation et d’accéder à une harmonie intérieure. [16] La recherche de ce contact est étroitement liée à celle de Glissant où les arbres, la mangle [17] ou la mangrove symbolisant la diversité et la pluralité, la vie et la mort, symbolisent la recherche vaine des profondeurs obscures qui rappellent l’existence dans l’île des esclaves noirs. La présence, dans le texte de Chamoiseau, des plaines, des mornes, des savanes sont des espaces de liberté qui évoquent les longues traversées du nègre marron, l’ancien esclave en fuite.
Tuyo es el reino, permet d’établir un lien entre Glissant et Estévez qui vivent en dehors de leur île pour des raisons différentes. Abilio Estévez vit exilé à Barcelone depuis 2002 alors que Glissant vit au Canada ; tous deux sont en quête de la relation entre le dedans et le dehors. à la fin du roman d’Estévez, la rencontre avec l’au-delà passe par une entrée dans les profondeurs des bois et suppose une découverte de l’inconnu, un saut vers l’autre rive où l’emmène le magicien et où la parole est liberté et récupération de son identité : « Comment puis-je savoir qu’il existe un au delà si je ne sais même pas où je suis ?[..] Pour sentir que je vis, je retourne à l’écriture »,(Tuyo es el reino, p.259).Pour lui, l ’écriture est une re-naissance au monde. En revanche, pour le personnage de Portela, l’écriture est le contraire d’une quête d’identité ; écrire c’est oublier son désespoir quotidien et sa peur d’être mis en prison : « si à ces moments-là, quelqu’un lui avait demandé « tu es qui toi? », il ne lui viendrait jamais à l’esprit de répondre : « « c’est moi qui écris ». Il était n’importe quoi, il ne savait même pas qui il était et ne voulait pas le savoir car cela avait trop à voir avec sa peur. Il écrivait ». [18]
Le texte littéraire cubain devient ainsi un médiateur, un espace vaste pour faire émerger un nouveau discours qui revendique la liberté créative de l’écrivain.
Texaco éclaire mieux le lien entre Chamoiseau et Estévez. L’espace restreint de Texaco où les personnages sont enfermés à la fois dans leur quartier et dans un milieu urbain se rapproche de Palacios Distantes où la capitale symbolise l’unité tragique de lieu qui ne peut plus accueillir les exclus ; ceux-ci préfèrent s’éloigner de la Havane car ils se sentent inutiles. Les propos de Salma soulignent l’amertume et la frustration des écrivains cubains partagés entre le dedans et le dehors. L’alternance entre la troisième et la première personne et le style direct soulignent le caractère dialogique du roman :
Puis ils virent la ville émerger de l’ombre comme une autre ombre, ou comme une relique. Tu crois qu’ils ont besoin de nous ? demanda-t-elle, en riant encore, montrant du doigt les édifices en ruine et les toits délabrés dans le lointain [...] Et, en effet, à ses pieds, encore endormie sous la pluie, La Havane paraissait la seule ville au monde prête à les abriter (et à les accueillir). Elle paraissait aussi la seule survivante de quatre longs siècles d’échecs, de désastres et d’effondrements. [19]
Du point de vue formel, la prise de parole constante par les personnages démontre la priorité donnée aux voix enfouies et exaltées. La voix s’élève et devient cri pour rompre le silence de ceux qui ont souffert de mauvais traitements dans les champs d’esclaves, en prison et de ceux qui ont eu peur et qui n’ont jamais osé s’exprimer. Les nouveaux romans cubains et martiniquais abritent la confrontation de voix, des consciences, des classes sociales marginalisées, marquant ainsi une rupture avec la tradition qui imposait une vision unique. Le discours fragmenté ou le corps divisé dans les romans d’Ena Lucía Portela sont les signes du nouveau roman. La juxtaposition de voix multiples illustre la nouvelle orientation du discours littéraire cubain du XXI e siècle vers une écriture en quête de changement qui utilise le théâtre et l’art pour leur nature contestataire. Les stratégies discursives montrent le caractère polyphonique ou dialogique des nouveaux romans cubains et martiniquais, bien que Dominique Chancé, dans son article, s’interroge sur l’allègement du caractère polyphonique des romans de Chamoiseau depuis Texaco :
« Peut-être l’horizon de l’uvre est-il moins social que mythique,[…]. En réalité, la créolité qui semblait au centre cette uvre, lui donnant sa dynamique, rejoint le mythe fondateur qu’est la fusion avec l’autre et avec la nature ». [20] Le dialogisme [21] désigne dans une acception large non seulement l’échange de points de vue mais aussi la rencontre avec d’autres langages, d’autres époques historiques rappelant les phénomènes migratoires non seulement à Cuba mais dans toute la Caraïbe et l’Amérique.Le texte littéraire martiniquais se modifie, s’enrichit et puise dans plusieurs registres (langue orale, citations littéraires, contes populaires, langue théâtrale et poésie) plus que dans la réalité quotidienne. La littérature martiniquaise semble être plus orientée vers une recherche de liberté à travers le mot et vers une affirmation de la conscience de soi dans l’archipel caribéen. Pour Glissant « écrire, c’est dire littéralement,[..] , l’aventure commence, pour toutes ces langues de l’oralité, hier méprisées, hier dominées. [..] L’éclat des littératures orales est ainsi venu non pas certes remplacer l’écrit mais en changer l’ordre. Ecrire, c’est vraiment dire : c’est s’épandre au monde sans se disperser ni s’y diluer.. » [22] .
Au terme de cette réflexion, on constate que la situation politique actuelle à Cuba influe sur la manière d’écrire des écrivains qui prennent des précautions pour réinventer le réel. Pour les écrivains cubains, la cubanité ou l’identité cubaine se caractérise par les constantes allées et venues des intellectuels entre l’île et l’Europe. La cubanité dans le roman de Portela définit la situation du cubain perdu dans un système D, dans une situation de crise, égaré dans un espace de contradictions et désireux de vivre dans un espace libéré du système politique autoritaire. Les concepts de créolité ou d’antillanité sont des notions intellectuelles qui évoluent et caractérisent la créativité des écrivains. La langue créole n’existerait pas à Cuba ; les Cubains ont toujours parlé l’espagnol et ont appris à le parler. Le pays est passé du joug des colonisateurs espagnols à la domination nord américaine (1898-1959) puis au gouvernement autoritaire de Fidel Castro (1959-2008) dans l’île actuellement dirigée actuellement par son frère Raul Castro. La créolité inconnue à Cuba est d’ailleurs peu ancrée dans la mentalité des Martiniquais de l’île ou d’ailleurs. Va t-elle perdurer longtemps ? N’est-elle pas vouée à être dépassée par un autre style comme l’a été la négritude ? Créolité, antillanité ou créolisation, il appert que tous ces écrivains sont à la recherche d’un style propre illustrant leur capacité à créer et à exploiter toute la magie du verbe.
Les textes de ces romanciers renferment une discussion critique soit avec un pouvoir politique soit avec un pouvoir dont la langue s’épuise. Aussi la poétique de leurs romans s’articule autour d’un système d’opposition et de combinaisons : le bas et le haut, l’ici et l’ailleurs, le passé et le présent, le dedans et le dehors, le comique et le tragique, le réel et l’imaginaire, faisant émerger une pluralité de voix, de langages différents, illustration de l’écriture migrante ou plutôt celle de la diversité culturelle caractéristique des ces îles caribéennes. Ce sont des écritures métisses qui ont pour fondement l’oralité, le rythme musical, la revendication de la voix ou plutôt de la parole riche en mouvement, donnant une couleur locale aux propos des personnages. Les écrivains cubains d’aujourd’hui sont plus préoccupés par la nécessité de se sentir d’abord écrivains libres dans leur pays ou royaume afin de se sentir universels. Et puisque Cuba est en train actuellement de changer timidement de politique, autant espérer une problématique particulièrement active qui promet de faire surgir d’autres styles et d’autres modes, capables de rapprocher les écrivains cubains des autres écrivains caribéens dans le même désir d’universaliser la littérature caribéenne.
[1] Abilio Estévez, Palacios Distantes,Barcelona, Tusquets, 2002. Regresar
[2] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, tel Gallimard, 1978, (traduction française). Regresar
[3] Abilio Estévez, Palais Distant , pp.237-238. Regresar
[4] Michel Foucault, «Des espaces autres » in Dits et écrits, 1984, Paris, Gallimard, 1994, pp. 753-762. Regresar
[5] Ena Lucía Portela, El pájaro: pincel y tinta china., Barcelona,, Casiopea,1999. Regresar
[6] Ena Lucía Portela, La sombra del caminante , Madrid, Kailas, 2006Regresar
[7] Leonardo Padura, « La Habana literaria » in Cuadernos Hispanoamericanos, Madrid, Avril 2006. Regresar
[8] Abilio Estévez, « Méditation sur la littérature cubaine d’aujourd’hui », Paris, revue Cahier des Amériques,1999. Regresar
[9] « casas apuntaladas, paredes derruidas, edificios reducidos a escombros[..] charcos de agua putrefactas […], aquella polvareda y aquella impresión de deterioro general ».Reinaldo, Arenas, Viaje a La Habana, Madrid, Mondadori, 1990, p.155. Regresar
[10] Patrick Chamoiseau, Bernabé Jean, Rafael Confiant , Eloge de la créolité , Paris, Gallimard, 1989. Regresar
[11] Patrick Chamoiseau, Une enfance créole II, Chemin-d’école, Paris, Gallimard, 1996. Regresar
[12] Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p.86. Regresar
[13] Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p.37. Regresar
[14] Edouard Glissant avec Alexandre Lupin, les entretiens de baton rouge, Paris, Gallimard, 2008, pp.164-165. Regresar
[15] Edouard Glissant, Paris, 1997, p.39. Regresar
[16] Edouard Glissant, Traité du tout-monde, Paris, 1997, p.69Regresar
[17] Glissant, Traité du Tout-monde, Paris, 1997, p.69Regresar
[18] Ena lucía Portela, el pájaro, : pincel y tinta china .p.97. Regresar
[19] Traduction de Palacios Distantes : Palais Lointains par A.Seelow, Paris, Grasset, Ibid, 2004, p.364. Regresar
[20] Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau est-il un homme de dialogue in Langue et identité narrative dans les littératures de l’ailleurs, Nice, PUP, 2005, p.123. Regresar
[21] Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. Regresar
[22] Edouard Glissant, Traité de Tout-monde, Paris, ibid, p.121. Regresar