« Où sont la luxuriance et le vert sans taches qui subjuguèrent Christophe Colomb ? » (WARGNY ; 2004 : 100). La question que se pose l’historien Christophe Wargny au chapitre 9 intitulé l’île nue de son ouvrage Haïti n’existe pas est sans doute la même que se pose la critique quand elle s’interroge sur la production des écrivains de la diaspora, ou si l’on préfère les écrivains dits « du dehors » qui ont quitté l’île suite aux persécutions du régime dictatorial des Duvalier père et fils. La répression féroce à laquelle a été soumis le peuple haïtien est à l’origine d’une hémorragie sans précédent dans la population à partir des années soixante. Cette blessure profonde pousse les intellectuels à prendre le large; dans l’urgence, la destination avait peu d’importance, l’essentiel était de partir, de redonner à l’être humain d’abord et à l’écrivain ensuite sa dignité. Bon nombre d’entre eux, tout en ayant flirté avec la littérature sur la terre natale, n’entreprennent qu’une fois établis dans le pays d’accueil leur parcours d’écrivain, preuve s’il en est que ce départ intervient comme moteur de la création littéraire. Avant de nous focaliser sur la représentation de la nature qui émaille les textes de ces écrivains à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, il nous semble indispensable de justifier le choix de travailler sur plusieurs générations. L’articulation diachronique de cette étude tiendra compte à la fois du temps qui sépare les écrivains, de leur date de naissance donc, que de l’approche de chacun d’entre eux à la nature haïtienne dans un contexte où l’exil, surtout à partir de la deuxième génération, joue un rôle essentiel et prépondérant. Cette démarche consent, en premier lieu, de suivre une évolution indiscutable du regard que portent les écrivains sur la nature et ses éléments et dont les personnages des romans sont les témoins; de plus, ce regard est chargé du poids de l’exil qui lentement éloigne de l’île, opère une séparation qui n’est plus simplement physique mais aussi mentale, et conduit à une réinterprétation du paysage et de l’île elle-même. L’exil aussi assume des connotations différentes selon l’époque et les écrivains. Ce partage en générations ne veut en aucun cas édicter une règle à suivre ou s’imposer comme un découpage absolu puisque les écrivains eux-mêmes au sein de leurs parcours subissent des évolutions, empiètent sur la génération à venir, annonçant parfois aussi les changements qui les caractériseront.
L’exil de Jacques Stephen Alexis, que nous situons dans la première génération, au même titre que des écrivains comme René Depestre (1926) ou Gérard Bloncourt (1926), n’a à aucun moment un caractère définitif. En ce qui concerne Alexis, Michel Séonnet (Jacques Stephen Alexis ou « Le voyage vers la lune de la belle amour humaine », 1983)dans son étude sur l’écrivain, préfère en effet parler « d’exils » . Ses nombreux départs qui lui permettent de sillonner le monde pour porter témoignage de sa terre, de s’enrichir de rencontres comme lors du Premier Congrès des écrivains, artistes et intellectuels noirs en 1956, mais surtout de poser les bases d’une lutte politique pour contrecarrer le pouvoir tyrannique de Duvalier, ne lui sont utiles que pour mieux revenir, pour donner espoir à son île qui s’engouffre dans les ténèbres de la dictature. L’attention d’Alexis se concentre sur l’île, c’est d’elle dont il faut rendre compte à travers ses multiples facettes. Bon nombre de ses romans et de ses contes consacrent d’amples descriptions au paysage naturel; nous chercherons à montrer comment ce dernier ne se limite pas à caractériser une simple couleur locale mais intervient comme protagoniste à la fois tendre et implacable. Il ne s’agit pas de simples touches paysagistes mais d’un regard qui tente de pénétrer les arcanes de cette terre, sans avoir la présomption de les expliquer mais plutôt la volonté d’admirer le mystère incessant qu’elle dégage.
Dans La génération suivante, qui semble ne plus avoir d’idéologie à défendre, sans doute la plus meurtrie par le régime des Duvalier, la blessure à vif de l’exil mettra du temps à se cicatriser. émile Ollivier (1940), plus encore que les autres auteurs qui l’accompagnent chronologiquement comme Gérard étienne (1936) ou Jean Métellus (1937), bâtit tout au long de son œuvre une riche réflexion sur cette thématique, en évalue les conséquences, les joies et les maux. à partir de cette génération, l’espace narratif inclut la dimension du pays d’accueil mais l’île natale n’est nullement oubliée. Toutefois, la présence d’une nature luxuriante laisse la place à un paysage qui exhibe ses plaies béantes. Le milieu naturel devient un espace de l’incertain, de la précarité, un espace fantôme impraticable. Dans le déréglement et le chaos naturel d’un espace présent Ollivier oppose, à travers les réflexions et les souvenirs des protagonistes, l’espace d’un autre temps, un temps que les personnages ont irrémédiablement quitté mais qu’ils convoquent à travers la mémoire pour rendre supportable l’hic et nunc.
Au fur et à mesure que l’on avance dans les générations, la nature se délite ; avant de passer à la dernière génération, il est intéressant de souligner que certains auteurs interviennent comme des écrivains-charnière, s’interposant entre deux générations. Cela nous semble être le cas de Jean-Claude Charles (1949) et de Dany Laferrière (1953). Effectivement vingt ans ne s’écoulent pas entre leur date de naissance et celle d’émile Ollivier mais la représentation qu’ils font de leur terre natale est fort différente. Laferrière, par exemple, brise plus rapidement et définitivement l’idée de l’exil comme malédiction. L’exil qu’il revendique à part entière représente, non pas le centre de sa production, mais une thématique parmi bien d’autres. Dans son Autobiographie américaine, nom que Laferrière attribue à l’ensemble de ses romans, l’espace de l’ici et de l’ailleurs dialoguent entre eux, ils accompagnent ses déplacements et ses errances. Dans les textes consacrés à Haïti, le territoire de Dany Laferrière est avant tout urbain : c’est Petit-Goâve ou Port-au-Prince et les éléments naturels s’effacent et n’interviennent que par petites touches, ils s’inscrivent dans la diégèse au même titre que d’autres. Vu que l’espace naturel s’estompe par un choix délibéré de l’écrivain, la représentation de l’île ne peut advenir que différemment, elle chemine dans les textes à travers ce pays rêvé que Laferrière ne cesse d’interpeller dans Pays sans chapeau.
La dernière génération recensée regroupe des écrivains nés dans les années soixante dont la formation culturelle se fait ailleurs, loin du sol haïtien. Stanley Péan (1966) par exemple ne fait que naître en Haïti, toute sa vie se déroule au Canada. D’autres comme Edwidge Danticat (1969) vont jusqu’à abandonner la langue de l’ancien colonisateur et écrivent leurs textes en anglais. Louis-Philippe Dalembert (1962) que nous avons retenu pour cette étude, se définit lui-même comme un vagabond qui n’a pas réellement choisi un pays dans lequel s’installer de manière stable. Son idée du vagabondage se place en opposition à l’exil, à l’errance et au nomadisme, “le vagabondage tel qu’[il] le conçoit, est choix conscient, assumé, solaire” [GHINELLI ; 2005 : 129]. La nature chez Dalembert s’est retirée, rabougrie mais tout un aspect sensuel de la dimension insulaire est en partie récupéré à travers l’accent mis sur l’érotisme et la représentation de la femme-île.
La nature haïtienne telle qu’elle émerge dans l’œuvre d’Alexis se démarque avant tout par son « humanisation », ce qui n’a rien de particulièrement original si ce n’est que ce caractère humain qui la distingue n’est pas à reconduire à un schéma rhétorique stéréotypé et rodé mais plutôt, comme le souligne Albert Dauzat (1955, 5) à quelque chose qui “vit dans les tréfonds de l’âme haïtienne, [...] l’écho de vieilles conceptions ancestrales. L’homme et la nature ici se pénètrent l’un l’autre”. Cet échange, cette union, auxquels fait allusion Dauzat se matérialisent dans de nombreux passages des Arbres musiciens (ALEXIS ; 1957) et sont à reconduire tout particulièrement au personnage de Gonaïbo, l’enfant sauvage et illégitime, échoué en compagnie de sa mère dans la terre des Lacs alors qu’il n’était qu’un nouveau né. Gonaïbo vit en contact étroit avec la nature qui n’est pas seulement un lieu, un milieu qui l’accueille, mais le ventre matriciel qui lui a donné le jour :
[...] Gonaïbo avait l’impression d’avoir été poussé hors du ventre de la terre des lacs comme on sort de la glèbe une touffe d’herbes Madame-Michel, une tige de millet ou un tronc de campèche. (ALEXIS ; 1957 : 38)
Un espace sauvage, vierge, qui à première vue n’a pas subi les aléas de la modernité, “a kind of paradise, untouched, a pre-urban idyll where there exists precariously a past, real sense of Haitianity or Caribbeanness […]”(MUNRO; 2003:59). Ce lieu primitif en dehors de la civilisation moderne, renvoie à un temps passé qui semble s’être arrêté et fidèle “aux plus antiques origines haïtiennes”. C’est à cette terre que Gonaïbo appartient, à “a pre-Columbian Haiti, before the plantation, before all the métissage, creolization and chaos which have come to represent the Carribbean self” (Ibidem).
La solitude de Gonaïbo dans cet antre naturel n’est qu’apparente; si les paysans évitent l’enfant mystérieux du bord des lacs et le craignent, le compagnonnage qu’il instaure avec les éléments naturels et la végétation assouvissent son besoin de relation à l’autre:
Certains jours, pour mesurer la force de son bras, il se battait sans merci contre un jeune arbuste, un bayahonde de préférence, parce que le bayahonde est liant, sauvage et brutal, un prince des fourrés. Il n’avait de cesse qu’il ne l’ait courbé au sol. (ALEXIS ; 1957 : 39)
Cette épreuve de force n’est pas à lire comme une lutte sans merci mais comme un moment ludique qu’il partage avec la nature, seule interlocutrice de son monde, avec les animaux et la fidèle couleuvre Zep, d’où son surnom d’“enfant à la couleuvre”. La raison d’être de Gonaïbo se trouve dans cette terre même, il en est à la fois le descendant et le protecteur, “le jeune dieu” et “l’éon tutélaire”. Sa fusion avec la nature est totale, il la possède, s’en imprègne, se coule en elle et en épouse le moule. La joie, l’ébriété de ce contact unique, Gonaïbo le manifeste dans son jeu de descente effrénée de la pente raide d’une colline après une séance de chasse giboyeuse. Tout dans ce passage concourt à souligner la communion avec la nature, l’appartenance à la terre mais aussi la plongée dans un espace qui provoque un bien-être et une extase sans limite:
Tirant d’une cachette une gaine de palmier, il l’installa sur la pente et s’y assit avec sa proie. Il commença à glisser dans sa luge végétale en forme de pirogue, lentement puis de plus en plus vite. Il rayait la montagne comme une avalanche, buvant l’espace, virevoltant autour des souches. Il se mit à pousser un long cri d’ivresse, un barrissement sauvage qui emplit toute la vallée. Il s’arrêta brusquement dans l’herbe, le souffle coupé, puis se mit à rire, épuisé, heureux. (ALEXIS ; 1957 : 43)
Cet espace idyllique voire même édénique a pourtant une ligne de démarcation, une limite dessinée par la route, au-delà de laquelle s’ouvre un monde que Gonaïbo observe de sa cachette, non sans curiosité d’ailleurs, mais auquel il ne se mêle pas, pas tout de suite du moins. Le premier contact avec le monde au-delà de la lande a lieu lorsque le jeune enfant porte secours à Carles Osmin après sa chute de cheval. à partir de ce moment, Gonaïbo va lentement commencer à parcourir un nouveau chemin, “déchiré entre l’être et le devenir” (ASSALI ; 1978 : 144). Malgré une ténacité sans faille pour chercher à préserver la vie bucolique et solitaire de la lande, Gonaïbo doit déposer les armes, se rendre à cette invasion de la modernité, celle notamment des machines qui violentent sa terre:
Il fut parcouru par une sensation de déchirement de tout son être. Voilà cinq siècles, les guetteurs d’Anacaona la Grande ne pouvaient avoir ressenti d’autre impression quand, dans un surgissement apocalyptique, survinrent à leurs yeux les cavaliers d’Ojeda violant les frontières du caciquat. (ALEXIS ; 1957 : 83)
Gonaïbo avec sa compagne Harmonise, petite-fille de Bois-d’Orme Létiro, papaloa, patriarche et protecteur de la région, quitte donc ce paradis non sans avoir tenté de le défendre contre la modernité, le néo-impérialisme, la passivité des paysans résignés, aliénés par leurs croyances et par leurs dieux. Gonaïbo incarne la foi en l’homme, le seul sur qui l’on puisse compter pour conquérir sa dignité. La rencontre de ce dernier avec Carméleau Melon, personnage qui apparaît à la fin du roman, sera décisive. Carméleau, émigré en ville, provenant du sanctuaire de Nan-Remembrance est l’incarnation du travailleur, un homme qui s’est frayé un chemin pour être maître de son destin et qui a accompli un parcours semé d’embûches pour arriver enfin à une conscience sociale mais aussi politique. Un personnage qui, sous de nombreux aspects, nous rappelle Hilarion de Compère Général Soleil mais qui a aussi des traits communs avec Gonaïbo, notamment dans son approche avec la nature, dans le bonheur qu’elle lui procure:
La liqueur végétale avait fait merveille […]. Gonaïbo sourit avec une joie toute interne. (ALEXIS ; 1957 :52)
Il [Carméleau] dessinait des ronds avec son doigt sur la surface frileuse du lac, se mirant dans l’onde avec une intense joie intérieure […]. (ALEXIS ; 1957 : 327)
Le retour de Carméleau dans sa section rurale n’est que momentané mais, dès son arrivée, il se réapproprie l’espace quitté, le redécouvre, s’y plonge et ressuscite la familiarité d’autrefois avec les éléments et les animaux. Tous les sens participent à cette rencontre, l’ouïe, “l’oreille ouverte à tous les caquets d’oiseaux”, la vue “caressant d’un œil ému les étendues herbeuses”, le toucher que n’exerce pas directement le personnage, ce dernier laissant venir à lui le contact: “Il avait ouvert sa chemise de toile écrue pour se laisser caresser le buste par l’alizé matinal qui prenait ses ébats […]”. (ALEXIS, 1957 : 327-328). Les deux personnages sont unis dans l’amour qu’ils partagent pour la lande mais Carméleau est fort d’une expérience autre qui l’a rendu libre et que Gonaïbo se prépare à faire:
Moi aussi j’ai connu la déchirure quand j’ai dû m’éloigner, mais c’était le seul moyen de demeurer moi-même. Il est temps pour toi d’aller vers une nouvelle vie, d’apprendre un métier, de travailler et de vivre comme tes pareils… Grandir c’est apprendre à faire part égale au rêve et au réel. (ALEXIS ; 1957 : 349)
Si l’importance de la nature se dégage dans son rapport étroit avec les personnages des romans, elle n’en est pas moins protagoniste comme décor, comme arrière plan. Les vicissitudes des individus sont scandées par l’omniprésence d’un paysage naturel parfois bienveillant, qui accueille, nourrit, console et offre un spectacle qui interpelle le réveil des sens mais cette nature est changeante et manifeste aussi son visage menaçant, destructeur et angoissant. Ce bipolarisme est constant dans l’œuvre d’Alexis, il caractérise les différents éléments naturels, se reflète dans le paysage et intègre un des points centraux de l’esthétique alexisienne: le merveilleux. Notre propos n’étant pas de focaliser notre attention sur ce versant de la production de l’auteur, il est néanmoins indispensabile de souligner que le merveilleux imprègne les descriptions naturelles et qu’il ne s’agit pas simplement de chatouiller le besoin d’exotisme du lecteur occidental mais plutôt de la volonté, de la part de l’écrivain, de pénétrer le visage caché de cette terre à travers un art et une écriture qui mêlent à la fois la rigueur, le chaos, la contradiction et le poétique, comme s’en explique l’auteur:
Le résultat en est unique : violence, entrelacs de rythmes, naïveté, exubérance, âpreté du ton, agressivité des lignes, végétations en spirale, pathétique du vibrato, joie sauvage du verbe, lyrisme douloureux de la mélodie, exaltation et volupté des couleurs, dissonances et syncopes, sens du mouvement, faste et sobriété du dessin, ornementation enchevêtrée et claire à la fois, démesure et goût de la composition, […] pour aboutir à une fleur, à un sentiment humain, à un frisson réel, images concrètes, drues, impudiques même, retours lancinants, percussions monocordes […]. (ALEXIS ; 1956 : 266)
Le style d’Alexis, dans ses esquisses de la nature, puise dans le merveilleux de la terre natale, un style qui se veut le reflet de la richesse de la terre haïtienne, qui révèle son caractère baroque où domine le contraste. Les contraintes d’un article ne nous permettant pas d’aborder tous les aspects naturels qui parcourent l’œuvre d’Alexis, nous nous limiterons à l’élément tellurique qui occupe une place fondamentale dans l’agencement de l’espace naturel ; d’autres, comme l’eau ou le soleil, étant tout aussi essentiels, mais ne pouvant être ici inclus pour des raisons évidentes.
L’auteur, en ouverture des Arbres musiciens, convie le lecteur à la rencontre avec son île natale, il pose les jalons utiles qui lui permettront de le guider à la découverte, mais surtout à la compréhension, de “l’île fée des Caraïbes” qui conjugue à la fois une triste réalité de pauvreté, de désespoir et un espace enchanté, féerique, qui éblouit par un éclat presque insoutenable pour le regard:
La terre des Tomas d’Haïti étincelle de merveilles telles que nul passant ne pourrait s’imaginer que la misère, la détresse eussent pu prendre racine en pareil décor. De toutes parts fulgurent, fleurissent, s’irisent, embaument, poudroient tant de pièces de féerie que le merveilleux fuse irrésistiblement de chaque parcelle de terre, du ciel et du vent, vraisemblable, vivant, péremptoire. (ALEXIS ; 1957 : 10)
La région des lacs dans Les Arbres musiciens se pare d’une végétation luxuriante qui abrite dans ses eaux et sur son sol toutes sortes d’oiseaux, de poissons, d’animaux décrits avec force détails par l’auteur. Ces descriptions pourraient parfois apparaître aux yeux du lecteur comme une sorte “d’ostentation et démonstration d’une compétence, […] d’un savoir” (HAMON ; 1993 : 50) typiques du genre descriptif mais elles répondent chez Alexis à un souci de dessiner un portrait conforme et exubérant de cette nature. Cecilia Ponte, dans son étude sur le merveilleux dans Les Arbres musiciens, a porté son attention sur la description suivant les critères descriptifs proposés par Philippe Hamon et a souligné que: “le système descriptif […] serait le lieu privilégié du réalisme merveilleux en texte”(PONTE ; 1987 : 5). Toujours selon Cecilia Ponte, la description réaliste merveilleuse ,cite>“dans son rôle de connotateur esthétique, […] a pour objet de créer l’effet de poésie, l’effet de merveille dans le texte” (PONTE ; 1987 : 99). Les élans poétiques, lyriques ne manquent donc pas et tendent à traduire les émotions vibrantes du narrateur face à la terre haïtienne. Le choix d’Alexis d’introduire cet hymne à la nature sous une forme poétique, laissant momentanément en suspens la prose, semble motivé par l’impossibilité de cette dernière à traduire la magie d’un tel lieu.
Joie des flamants roses et rouges qui s’élèvent sur les eaux vertes.
Joie gourmande du hutia qui bondit dans les fourrés.
Joie des palmiers-guanos tournant au vent leur vert moulin.
Joie fracassante des caös noirs. Cris ivres dans le silence vierge!
Joie pour la chair liquide des corossols et des mameys, pour
l’odeur des zachalis des pommes cajou et des cacheos, pour
tous les fruits lacustres et les fleurs des savanes! (ALEXIS ; 1957 : 67)
Le monde animal a élu domicile dans l’insouciance et le bien-être de ce milieu, dans l’intensité des parfums qui embaument l’air. Les bruits qui y résonnent se mêlent indistinctement dans un tableau surprenant grâce à l’emploi de la part de l’auteur de figures telles que la synesthésie caractérisée par l’union, la symbiose d’éléments disparates qui sont rapprochés pour exprimer une réalité multiple, ou encore l’énumération adjectivale chère à Alexis à travers laquelle il souligne la variété, pour donner naissance, dans ce cas, à un chant d’amour sensuel:
Les cigales grésillaient sans arrêt dans la fraîcheur. Sur un tronc pourrissant un anolis ventru, tous fanons déployés, jouait les matadors en face d’un adversaire vert de peur. Un couple de “madame-sara” querelleurs s’envola incontinent, poursuivant son scandale de famille en plein ciel. […] Un cocktail de senteurs, étage à étage montait de la terre complexe et dru, véritable géologie aérienne: ici fantasque, caustique, spirituelle; plus haut somptueux, charnel, chatoyant; plus bas insistant, lourd, rapeux. Le cantique des cantiques de la terre s’accordait et discordait, enroulait et déroulait ses bruits, ses doubles croches, ses arpèges, sa polyphonie, (ALEXIS ; 1957 : 41-42)
Alexis nous met en garde aussi à propos de ce qui peut se cacher derrière les apparences. Cette terre de conte de fée n’est pas seulement clémente et inoffensive, elle a ses secrets, ses pièges qui lui servent de défense et la beauté qu’elle exhibe camoufle parfois son côté dangereux:
Il y a là des bouziëttes, arbrisseaux qui au simple contact vous enflamment le bras jusqu’à l’épaule, l’enflent, le couvrent de cloques, des mancenilliers aux fleurs ravissantes mais dont l’ombre elle-même est mortelle, des arbustes qui, s’ils vous lacèrent de leurs épines, laissent des plaies rebelles, atones. (ALEXIS ; 1957 : 43)
Le bonheur que procure ce domaine préservé est momentané. La fin du roman propose une inversion des images, énonce le saccage par la main de l’homme (les machines) de ce paradis naturel et de la région occupée par les paysans. Les pages 379-380 mettent à nu le désastre qui se perpétue. Les champs sémantiques de la destruction (dilacérer, écraser, déchiqueter, abattre, pulvériser, effeuiller), de la peur, du néant se côtoient dans une vision apocalyptique; le temps n’est plus à la joie mais à la désolation. L’espace s’est vidé, l’anaphore “rien que” de ce passage ne laisse aucun doute sur le caractère dérisoire de ce qui est resté: “poudre”, “cendres”, “débris”. L’annonce de la fin d’un monde, de son agonie, est fournie par Alexis dans l’épisode des pages 82 et 83 où Gonaïbo voit seulement pour le moment, son domaine envahi par les “machines démoniaques”, “les chevaux de fer” de la SHADA, une terre sacrée [1] maltraitée par l’arrogance de l’étranger contre lequel elle devra se défendre :
C’était là le cortège annonciateur de grandes obsèques, d’obsèques commencées alors que le gisant respirerait encore. Le dieu vivant qu’était le sol se débattrait dans l’agonie avec des convulsions sauvages, sentant sa chair, ses prairies, ses champs, ses arbres, ses animaux, son ventre d’humus tiède, tous ses membres déchirés. (ALEXIS ; 1957 : 83)
Ce double visage, un avant meilleur et un après désolant, est présent aussi dans Compère Général Soleil à travers les réflexions d’Hilarion sur la campagne de sa section rurale qu’il a quittée pour la ville. Dans ce cas, la répétition anaphorique “plus de” met l’accent sur la fertilité, sur ce qui se cultivait et poussait précédemment (gousses blanches, fleurs jaunes d’or, petits fruits rouges, mil, maïs). Aujourd’hui le paysage est “aride, désolé, calciné”, et “la pierre grise”, les “pentes déboisées”, les “brulôts”, les “croûtes noirâtres” prennent le relais des “ignames”, des “bananes” et du “riz”.
La terre que foulent les personnages ne se singularise pas par son aspect figé mais plutôt par son côté d’élément animé, mouvant, une particularité qui semble ne pas échapper non plus à certains personnages qui, comme Edgard Osmin, se dressent en bourreau de leur sol, n’ayant vu dans son exploitation que l’éventualité d’une promotion, d’une ascension sociale. La virée aérienne du lieutenant au-dessus des massifs haïtiens et dominicains le met face à la grandeur, à la puissance de la nature; cette vue panoramique en impose par son étendue, sa diversité, son intensité et provoque en lui une forte crainte:
[…] Edgard réalisa soudain que cette terre était vivante. Il en ressentit une grande peur. Ainsi ce qui ne semblait qu’un morceau végétant grouillait d’une vie secrète? (ALEXIS ; 1957 : 185)
La frayeur de ce personnage face à une nature débordante de vie se manifeste dans le roman chaque fois qu’Edgard se retrouve en sa présence, “le personnage ne parvient jamais à y occuper une place stable, à habiter ce paysage. Il le traverse au galop ou le survole” (CHEMLA ; 2003 : 96).
La terre des lacs est donc bien vivante dans le dialogue qu’elle instaure avec ses différents éléments. La vie s’exprime dans la musique de la forêt et des arbres, dans les bêtes et les oiseaux qui sillonnent l’espace, dans les couleurs vibrantes et changeantes mais aussi dans le paysage et la multiplicité de ses formes. L’évocation du paysage implique généralement la staticité, une reproduction de l’ordre de l’instantané mais Alexis, dans ses descriptions, impose un mouvement. Tout bouge; ce qui d’habitude est confiné à l’immobilité se connote d’un dynamisme inattendu:>
Rocs et végétaux s’accumulent, abrupts, dorés […]. Plaques, cônes, cubes, oves et saillies se cuirassent de couleurs plates et crues, se poussent à qui mieux mieux, dégringolent, chutent d’un jet dans la vallée. (ALEXIS ; 1957 : 37)
Le petit monde animal et végétal respirait, vibrait, palpitait, heureux, infatigable, multicolore, parfaitement beau, moiré, compétitif, brutal, sanguinaire, immarcescibile. La lutte faisait rage sur chaque motte de terre, l’amour triomphait dans chaque fleur, le bonheur s’épanouissait dans chaque brindille, la vie mûrissait dans chaque goutte de rosée, liqueurs, poisons et narcoses s’élaboraient dans chaque bourgeons. (ALEXIS ; 1957 : 42)
Le topos de la terre-femme présent dans les textes d’Alexis concourt à développer l’idée de la vitalité et de la force d’une terre sensuelle dont chaque parcelle, la végétation, les formes, les parfums se superposent au corps féminin et enlacent l’homme dans une étreinte amoureuse. La métaphore féminine de la terre se charge de tous les traits séduisants, voluptueux et désirables de l’être aimé qui retient et envoûte:
La campagne à cette heure avait toute sa langueur de femme. Lourde de parfums subtils et fugaces. Sa chair ondulée et tendre faisait des baisers de fraîcheur sous le pied. Les branchages étaient doux sur le corps comme des mains d’amoureuse. La robe vert sombre de la terre froufroutait au vent. (ALEXIS ; 1957 : 133)
L’image féminine de la terre est aussi une image intérieure que certains personnages portent en eux pendant leur absence, un exil momentané, une séparation qui ne peut être que de courte durée comme celle du neveu du Vieux Vent Caraïbe d’avec Quisqueya la Belle qui acquiert la physionomie d’une terre promise, une femme vers laquelle l’on ne peut que revenir pour se réchauffer, en remarquant ses attraits:
[…] je revins tout frileux, meurtri et heureux, vers ma Désirade au torse frisé de lumières et de nuances, ma terre aux bras fuselés, mon île aux jambes nerveuses.
Du plus loin que mes yeux devinèrent le visage souriant de ses montagnes, les chaleurs crêpues de ses hautes chevelures, ses tempes graineuses de maïs sec, le mil dur de sa nuque, les cordonnets et les carreaux de patates de son vertex et cette paille de riz de ses sourcils, mes doigts surent aussitôt qu’elle s’approchait. (ALEXIS ; 1960 : 58)
Mais quand la terre est victime de la sécheresse impitoyable qui sévit sous les Tropiques c’est encore à la femme qu’Alexis recourt, cette fois-ci pour mettre en évidence ce qu’elle n’est plus, ce qu’elle a perdu de son charme et de sa beauté.
La terre avait cessé d’être belle et appétissante négresse, elle était presque blanche et ses cuisses grasses, ses beaux flancs, ses magnifiques mamelles s’en allaient en poussière. (ALEXIS ; 1960 : 18)
Outre la femme, les parties du corps humain en général se prêtent à des juxtapositions avec la terre. Sans aller jusqu’à des descriptions minutieuses, il suffit de la combinaison d’un élément pour lui conférer, en positif ou en négatif, une dimension humaine: “les os de la terre”, “les mamelons d’une colline”, “les cheveux des sources”.
La nature haïtienne revêt donc une place centrale dans l’œuvre d’Alexis, deux de ses romans nous l’annoncent d’ailleurs dès le titre, elle ne se restreint jamais à un décor immobile, à un arrière plan statique, elle participe activement avec les personnages au déroulement de l’action, “c’est une nature palpitante de vie, soumise à tous les changements qui peuvent atteindre les hommes [...]” (CHEMLA ; 2003 : 150).
Alexis n’entend pas camoufler les laideurs d’Haïti, ses contradictions, au contraire il les dénonce, mais il veut aussi faire ressortir à travers ses textes le lien profond, indissolubile du Haïtien avec sa terre, un lien parfois difficile et conflictuel où l’individu se sent tiraillé entre le maintien des traditions et la modernité qui le talonne, entre un attachement viscéral à sa terre et l’impossibilité d’y vivre qui le conduit souvent à l’exil. “L’autre amoureux de la terre haïtienne” est sans aucun doute Alexis lui-même, qui au cours de ses exils, n’a jamais perdu de vue son point d’ancrage, n’a jamais oublié le pays natal, ses couleurs, ses formes et ses parfums et, à chaque description, il semble nous murmurer ces quelques phrases prononcées par Carméleau dans Les Arbres musiciens :
Ça je n’ai jamais oublié... Tu ne peux pas comprendre maintenant... Plus tard tu te souviendras de notre rencontre, de tout... Ce sera alors après une longue abscence, lorsque tu seras revenu en ces lieux... (ALEXIS ; 1957 ; 337)
Le pays haïtien, son espace naturel, sont convoqués par émile Ollivier en des termes qui s’éloignent fortement de ce à quoi nous a habitué son prédécesseur Alexis; qu’est-ce qui a changé, pourquoi le regard d’Ollivier n’est plus à même de cueillir la dimension magique, unique et merveilleuse de cette terre? La réflexion de Régis Antoine, dans son texte Rayonnants écrivains de la Caraïbe, à ce propos, éclaire la démarche entreprise par les écrivains qui produisent leurs œuvres entre les années 1970-1990. Il insiste tout particulièrement sur l’opposition qui s’opère à cette époque face au réalisme merveilleux des années cinquante, il ne s’agit pas selon lui d’une “théorie esthétique qui lui a été opposée” mais c’est plutôt “à travers un imaginaire et une poétique contraire que se désigne le retournement” (ANTOINE ; 1998 : 54). Toujours selon Régis Antoine, l’origine de cette prise de distance face au réalisme merveilleux, de cette nouvelle approche poétique est à reconduire à tout un référentiel socio-historique (la dictature, la répression, les massacres, l’exil) dont les écrivains sont porteurs dans les histoires qu’ils racontent. Ces considérations nous seront utiles pour mettre en évidence comment le traitement de l’espace naturel haïtien chez Ollivier a subi, par rapport à la génération précédente, un changement de cap non pas tant au niveau d’un style plus sobre, moins métaphorisant, plus dépouillé, mais plutôt à travers des images qui interpellent souvent les mêmes motifs (l’arbre par exemple) dans une représentation renversée. Le réalisme merveilleux qui “caractérise une spécificité géographique, historique et met en évidence le syncrétisme culturel du nouveau monde et ses paradoxes” (OLLIVIER ; 2001 : 92), ne pouvait pour Ollivier être en mesure de dire la déchirure, la fracture de l’exil, l’entrée dans une nouvelle dimension, au début douloureuse, qui aurait définitivement déplacé les balises et tracé un nouvelle donne.
Les romans d’émile Ollivier ne consacrent pas une place majeure à l’environnement naturel de l’île contrairement à ce qui advient, comme nous avons essayé de le montrer, dans l’œuvre d’Alexis, pourtant la nature qui y est dépeinte est emblématique de l’ensemble du parcours d’écriture olliviérien; elle acquiert, nous semble-t-il, des connotations différentes selon qu’elle est vécue dans l’île – dans des conditions le plus souvent difficiles – ou remémorée dans l’ailleurs. Notre étude cherchera donc à suivre cette hypothèse de lecture.
Nous avons insisté sur l’importance chez Alexis des titres de certains de ses romans (Compère Général Soleil, Les Arbres musiciens) qui contiennent la référence à un motif naturel, posant ainsi un axe central autour duquel ils se déroulent dans les diverses nuances et acceptions que l’auteur leur attribue. Ceci vaut de même pour le premier recueil de nouvelles d’Ollivier, si l’on tient compte de la notion de retournement, de renversement, dont il a été question plus haut. Paysage de l’aveugle présente un titre qui relève de l’oxymore, qui donne une trace et en même temps la nie, un paysage qui n’en est pas un puisque tout ce qui devrait le caractériser est en quelque sorte désavoué. Le titre du recueil nous paraît convenir à la perfection à la première nouvelle à laquelle l’auteur n’attribue pas de titre alors que la deuxième s’intitule Le vide huilé.
Le lieu de l’action n’est pas mentionné mais le lecteur y reconnaît sans peine Haïti, grâce aux nombreuses références historiques qui émaillent le texte et reconduisent à l’île caraïbe; l’histoire sombre d’un pays auparavant contrée “du jasmin et de l’abeille, de la vague et de la merveille” dont la beauté subjuga Colomb qui “dans un même geste, découvrit et recouvrit ce pays, refusant de croire en ses yeux” (OLLIVIER ; 1977 : 16). Mais depuis, les siècles et les années scandent un chapelet d’horreurs que le texte énumère dans une phrase sans fin. Les lieux du récit n’ont aucune connotation précise, tout se déroule en extérieur, dans une grande représentation accessible à tous: “l’espace de la scène”, “l’ensemble du paysage”, “la terre”, “l’espace vague”. Cette absence de lexique caractérisant les lieux est remplacée par la mise en scène d’un paysage avec sa végétation, ses conditions météorologiques et sa faune. La tonalité dominante qui ressort de ce tableau naturel est le noir qui ouvre le récit dans un aperçu nocturne:
Nuit vraie, nuit en deuil de lune, nuit systématiquement familière, nuit intérieure, nuit gémissant de vent, sans pluie pour pleurer la solitude désolée, nuit de grottes. (OLLIVIER ; 1977 : 11)
Le paysage que le narrateur Iris-sans-Sommeil nous invite à découvrir est marqué du signe de la vacuité et les verbes appartenant à ce champ sémantique reviennent souvent dans le texte: “vider”, “déserter”, “dépérir”, “partir”. Les êtres humains tentent leur chance et s’absentent parce que “ceux qui demeurent pourrissent comme fruit à termes sous branchage à couler bas” (OLLIVIER ; 1977 : 17) le monde végétal, les cultures sont voués à la stérilité, la terre n’accueille qu’une végétation sans vie faite de piquants et d’épines qui blessent, emprisonnent et enclavent:
Liserons, ronces et orties se disputent la pierre. Sous les pieds, un champ de bataille, crotté d’argile. Une lutte sans merci. Racines et branches se lovent, fusionnent et s’entre-déchirent. La terre est à gratter en deçà de l’agonie pour trouver le feu profond de la Vie. (OLLIVIER ; 1977 : 57)
Ce lieu qui se meurt lentement, cet espace de la décrépitude a un centre névralgique, un point de référence autour duquel s’interpellent et s’affrontent les trois personnages: un arbre géant. Sa présence est constante, il surgit dans le texte à intervalles réguliers, il ne se confond nullement avec les autres espèces – latanier, sapotiller, bananier, cocotier, flamboyant – puisqu’il les dépasse tous par sa charge symbolique. Il est nommé par le narrateur l’Arbre, avec un a majuscule. La première description qui nous en est fournie à la page 18 transmet une idée de vie au-delà des siècles, de force, de résistance, de protection et de refuge, elle ne s’éloigne guère de la symbolique qui lui est traditionnellement attribuée:
Symbole de la vie, en perpétuelle évolution, en ascension vers le ciel, il évoque tout le symbolisme de la verticalité: ainsi l’arbre de Léonard de Vinci. D’autre part, il sert aussi à symboliser le caractère cyclique de l’évolution cosmique: mort et régénération; les feuillus surtout évoquent un cycle, eux qui se dépouillent et se recouvrent chaque année de feuilles. (CHEVALIER, GHEERBRANT ; 1982 : 62)
Le regard du narrateur s’arrête donc sur la prestance du végétal mais surtout sur son caractère d’immortalité. Malgré cette description valorisante qui voudrait souligner sa pérennité, l’interrogation d’Iris-sans-Sommeil qui la clôt insinue le doute, la possibilité d’un revirement:
Cet Arbre est immortel, à moins d’une destruction apocalyptique, n’est-ce pas? (OLLIVIER ; 1977 : 18)
à partir de cette question, nous assistons à une progressive métamorphose de l’Arbre qui se greffe sur la transformation du pays dont il est la synecdoque; il se dépouille de ses signes distinctifs d’arbre de vie pour en assumer d’autres qui minent sa première image: l’arbre “robuste et noir” de la page 18 est devenu “délabré, infect, puant” à la page 38; l’épaisseur de son feuillage dont l’ombre rafraîchit, protège et qui, d’après un dicton populaire rend immortel, est atteint de calvitie. L’Arbre semble ainsi touché par un mal incurable qui suce son essence, le ronge; le déclin est lent et sans terme, il passe par son exfoliation. Tout autour de l’arbre concourt à sa désagrégation, seul reste sa carcasse, son squelette imposant:
[…] l’arbre rentre dans son ultime phase de desquamation. Gigantesque figure en bois sculpté, sa tête au profil busqué est ornée de branches aux feuilles bleues et édentées. La pénombre de cette partie de la terre où se nouent et se dénouent nos limites de silence et de cris, mutile sa face de pierre mangée. L’Arbre est un lépreux hypostasié dont l’agonie nous terrifie. […] Il pleut. Des têtes humaines, calebasses empalées de voix en détresse, suivent le glouglou de l’avalasse. L’Arbre exsude son masque de beau laque. (OLLIVIER ; 1977 : 61)
La mort rôde aux abords du végétal qui renferme un espace sous lequel se matérialisent les crimes d’Adémar Badegros qu’Iris, le protagoniste de la nouvelle, découvre:
Tiens je ne savais pas qu’autour de l’arbre il y avait des crânes entassés pêle-mêle. (OLLIVIER ; 1977 : 54)
Le mal de vivre d’Iris-sans-Sommeil est alimenté par cette terre en déréliction. Son enfermement est tel que le seul refuge qui peut le protéger de cette folie est l’espace restreint de son être dans lequel il creuse et où se manifeste la rébellion muette de sa pensée. Iris face à l’inéluctabilité de la décomposition de l’arbre se crée un lieu intérieur de résistance qui s’oppose à ce qui défile quotidiennement devant lui, deux mondes, deux arbres qui se dressent l’un contre l’autre:
On m’a assuré que [l’Arbre] n’est plus bon qu’à faire de l’humus maintenant qu’il ressemble à un copeau chié péniblement par Belzébuth. Ce sont les mains levées qui l’affirment: ceux qui ont capitulé. Moi, je le proclame vert mon Arbre. Pour lui la violence m’habite. (OLLIVIER ; 1977 : 41)
La résistance d’Iris ne peut se manifester à découvert sinon au prix de représailles féroces, elle sourd donc détournée dans ses rêves et ses hallucinations:
Je me tais, car toute parole intérieure est plus libre qu’une planète. Toute pensée de rébellion plus violente que dix mille ouragans concentriques. Je me tais. Je couds le silence de mes éclatements. (OLLIVIER ; 1977 : 41)
Paysage de l’aveugle est sans doute le récit le plus sombre d’Ollivier où tout horizon apparaît barré, même prendre le chemin de l’exil selon Iris n’est pas un viatique puisque “on ne peut se réfugier nulle part, à moins d’accepter de se priver de tout et surtout de soi même” (OLLIVIER ; 1977 : 55). L’impossibilité pour le haïtien de vivre sur sa terre se conjugue avec la représentation d’un environnement naturel qui s’effrite. Les personnages d’Ollivier qui ne connaissent d’autre espace que celui de l’île ou encore ceux qui y reviennent après une absence prolongée se confrontent avec un pays et une nature non seulement hostiles mais qui lentement s’effacent et disparaîssent; Amédée Hosange dans Passages reprend la métaphore végétale de l’arbre pour matérialiser la mort du pays:
Ce pays n’est qu’un grand arbre, un mapou disait-il souvent d’un ton sentencieux. Un jour prochain, il s’effondrera, rejoindra la mer, s’en ira vers des eaux profondes où son bois, flotté, roulé, raviné par le sel, prenda sa forme définitive de barque pour la mort. (OLLIVIER, Passages, 2001, p. 20)
L’exil intérieur, le repli sur soi qui pétrit l’existence d’Iris-sans-Sommeil est partagé par d’autres personnages olliviériens, dans le roman Passages, comme les habitants de Port-à-l’écu, village “jonché d’âmes mortes” dont le narrateur précise que le nom ne figure sur aucune carte, un lieu de nulle part. En premier par Amédée Hosange et par sa femme Brigitte Kadmon. Avec bon nombre de villageois ils s’embarqueront sur la Caminante, bateau qu’ils ont contruit eux-mêmes, pour échapper à cette terre sans espoir. La décision du départ n’apparaît pas comme un choix mais plutôt comme la conséquence inéluctable d’un enfermement, d’une claustrophobie qui les enserre. La malédiction présente du pays se matérialise dans une nature décrépie où l’herbe “a tourné au jaunâtre”, l’eau a déserté le village, le ciel est devenu laiteux, les arbres ont perdu leur feuillage verdoyant meurtris par la foudre, les cultures, seul mode de subsistance, sont la proie d’insectes de toute espèce. C’est un paysage lessivé, lunaire, recouvert d’une patine de poussière tenace qui abrite Amédée et les siens.
L’espace de Port-à-l’écu se dessine comme malsain, il rebute et se pare d’attributs scatologiques, devient une terre “d’immondices, d’égouts à ciel ouvert, de crottes, […] où les sentent boueuses empestent l’urine rancie” (OLLIVIER ; Passages 2001 : 57) qui pullule d’insectes, de blattes, de tiques, de morpions, de punaises, qui choisissent l’ordure comme domicile. Le champ sémantique de la maladie imprègne les propos d’Adélia Datilus au moment de la discussion des paysans sur l’opportunité de quitter le village. Sa sentence est sans appel, rien ne la retient plus, le seul espoir qui l’anime est la possibilité de pouvoir abandonner cette terre malingre:
Je veux échapper à la malaria, au pian, au choléra. Ah! Seigneur! échapper aux griffes des tigres, ne plus patauger dans cette plaie grouillante de vers, cette gangrène, cette gonorrhée chronique. Un pays, ça? Pays, mon cul! Il faudrait vivre le nez pincé, tant ça fouette, tant ça schlingue. (OLLIVIER, Passages, 2001 : 57)
Amédée doit se rendre à l’évidence, cet espace n’est plus l’espace magique légué par les ancêtres, la terre qu’il gratte aujourd’hui ne correspond plus à la terre verte de jadis où “la végétation était si touffue qu’on ne pouvait passer”; l’irréversibilité de ce qu’il voit, la volonté des paysans exténués de tenter leur chance, le conduit à programmer le départ et le séjour dans l’ailleurs qu’il prévoit bref, juste le temps de reconstruire une vie meilleure.
La difficulté du Haïtien à se rapporter à sa terre s’exprime avant tout chez les personnages qui vivent dans l’île mais elle se manifeste aussi chez ceux qui reviennent et sont frappés par le spectacle qu’offre un paysage émacié. Denys, le fils de Madame Anselme dans La Discorde aux cent voix, qui a vagabondé dans les grands espaces des contrées lointaines, qui a connu les meurtrissures de l’exil, les humiliations et les victoires des travailleurs, de retour au pays, ne trouve que des “arbres rabougris, exfoliés, cloutant un paysage de cendres” (OLLIVIER ; 1986 : 119). L’action du vent est des plus violentes et les verbes qui la décrivent soulignent la destruction dont il est capable: il s’accompagne de “rafales qui déracinent les arbres, arrachent aux maisons leur toiture de tôle, ravagent la paix des labours” (OLLIVIER, 1986 : 89). Le moindre signe naturel d’apaisement, d’une possibilité de redonner souffle à la terre est contrecarré par un autre plus puissant, de portée contradictoire qui annule l’effet du premier:
[…] la chaleur grignotait de ses dents de gypse la rosée de l’avant-jour; […] puis elle s’attaquait à l’ombre des portes cochères et, l’après-midi, elle avalait la brise qui venait de la vallée […]. (OLLIVIER ; 1986 : 89)
Le même spectacle s’offre aux yeux d’Adrien Gorfoux et de sa femme Estelle de retour au pays natal au début des Urnes scellées. Pour rejoindre la ville natale d’Estelle au bout de la presqu’île, les deux protagonistes traversent un paysage à l’abandon, chétif, contaminé par une sorte de lèpre, dans une succession de “lieux oubliés” que la sécheresse et la stérilité se sont accaparées ; dans cette vision désolante, la flore et la faune se conjuguent au singulier pour mettre en évidence la désertification de l’espace et l’aridité de la terre:
[…] des prés ravinés où persistaient ici et là, sans honte, une tache de vert, un squelette d’arbre rabougri, sur lequel un cabri s’échinait à grignoter quelques rameaux tenaces couvrant, têtus, une écorce d’écorché vif. (OLLIVIER ; 1995 : 47)
Dans Mère-Solitude, Ollivier ne s’arrête que très rarement sur le côté naturel de l’île, et, quand il le fait, n’y consacre que quelques phrases concises, prises en charge par le narrateur ou par un autre personnage, réitérant avec les mêmes mots l’aspect aride où la caillasse a pris le dessus sur une végétation désormais inexistante:
Mon pays […] ce rocher chauve, cette terre de montagne avec sa pierraille, ses alluvions, sa mort à petit feu. (OLLIVIER ; 1983 : 172)
[…] la rocaille caraïbéenne […] (OLLIVIER ; 1983 : 196)
Ce pays ergotant d’énigmes, crucifié sous de grandes vautrées de sang, […] pays rocailleux, terre de montagne, incendiée par sa propre luminosité. […] Ah! Cette moitié d’île où la compagnie d’un arbrisseau, mangue ou tamarin est un miracle du ciel. (OLLIVIER ; 1983 : 225)
[…] il ne subsiste qu’un pays léprosé se désagrégeant en poussière en rien. (OLLIVIER ; 1983 : 229)
D’après l’analyse des textes que nous avons conduite, la terre haïtienne chez Ollivier ne laisse guère de possibilités aux personnages qui la foulent. La nature y est inclémente, désordonnée et cruelle; les envolées lyriques dont elle était l’objet chez Alexis sont tombées dans « la flaque » [2] d’un quotidien dévastateur. Comment redonner un semblant de parfums, de couleurs, de souffle, de sensualité et d’énergie à cet amas de poussière, de cendres qui ne renferme que des âmes dolentes, à cette figure maudite que véhiculent les récits d’Ollivier? L’auteur, selon Léon-François Hoffmann, décèle la réponse dans la convocation de la mémoire: “Il [le thème] est présent dès le début, dans le titre même de son premier roman car, pour un aveugle, que peut être un paysage sinon un souvenir, autrement dit la mémoire d’un paysage?”. (HOFFMANN ; 1996 : 18)
La mémoire sauve de l’oubli, le souvenir et la nostalgie atténuent la fracture avec le pays, celle qui a poussé au départ, qui a placé le personnage en attente, l’attente d’un retour, d’une nouvelle rencontre avec le pays d’origine qui peut durer parfois toute une existence. Cet état en suspens conduit à une reconstruction patinée, estompée, du lieu natal, de sa nature ; l’exil a arrondi les angles, l’éloignement repêche des sensations, des états d’âmes, des paysages. Ces derniers, dans la vision de l’exilé, refusent la forte radicalisation qui était présente dans leur description vue du dedans.
Cette dernière réflexion ne peut encore s’appliquer complètement au deuxième récit de Paysage de l’aveugle, Le vide huilé. Herman Pamphyle, qui vient juste d’arriver dans cette ville du nord, se trouve aux prises avec un lieu dans lequel il doit se couler, s’acclimater et son histoire n’est autre que cette entreprise ardue, insurmontable, qui lui ouvre les portes de l’hôpital psychiatrique. Le regard qu’il tourne vers Haïti est sans complaisance, la présence du pays natal se manifeste dans le texte sans un ordre précis, ex abrupto, selon des sollicitations externes, comme la lecture de journaux qui donnent des nouvelles de pays étrangers ou sous l’élan d’une pulsion incontrôlable. Le temps de l’idéalisation à travers le souvenir n’est pas encore venu, la douleur de l’exil est à vif et les images, le lexique, qui caractérisent l’espace insulaire renvoient à celles du premier récit:
Pays infesté par une variété de mites, pays de la gale, pays de la démangeaison, pays de la crasse et de la puanteur permanente […]. (OLLIVIER ; 1977 : 98)
Mais le véritable paysage qui persiste de son île est en lui, mieux, sur lui, dans les senteurs que son être dégage et qui sont liées à la terre, à la nature:
Cette barbe sent les sentiers où l’on s’en va à dos d’âne; cette barbe suinte l’humidité salée de la Caraïbe où ripaillent latifundistes et autres intermédiaires; cette barbe sent la fumée couleur des plaines où l’on brûle la terre pour l’engrais. […] Herman appartient à la Terre Nue du Grand âge: la Haute époque: la Grande Soudure, celle de l’homme en complicité avec les forces telluriques. (OLLIVIER ; 1977 : 90)
Un fil rouge relie Paysage de l’aveugle à Passages publié quatorze ans plus tard, roman de l’exil ou des exils, dans lequel Ollivier creuse et peaufine ses réflexions sur la migrance et l’errance. Normand Malavy a conduit pendant vingt ans, hors de son pays, à Montréal, ville qui est “devenue pour lui une prison”, une vie en suspens. L’errance continuelle dans l’espace urbain, l’impossibilité d’y trouver ses marques, l’obsession du retour et une santé fragile le poussent vers Miami, dernière halte avant le grand voyage qu’il n’accomplira jamais. La résurgence de l’espace natal chez le personnage se manifeste de façons différentes, il est parfois directement sollicité par Normand, ou bien c’est par un mécanisme de mémoire involontaire qu’il intervient. De santé précaire, Normand fantasme sur les images qu’il aimerait voir se succéder au moment de son trépas; dans le déroulement de ce plan-séquence qui occupe plus de quatre pages, Haïti s’impose (trois pages lui sont consacrées) face à sa vie d’errance. L’importance qu’il accorde à ce passé qui lui sert de refuge lui permet d’ancrer sa dérive présente. Il dégage ainsi un portrait du pays où se mélangent émotions et sensations et restitue une vision poétisée du paysage, de cet “Eldorado de légende” qui a subi le filtre de la reconstruction mémorielle pendant les longues années d’éloignement. Outre le souvenir des villes haïtiennes, en particulier Port-au-Prince sa ville natale, le premier élément convoqué par Normand est le vent, celui qui unit ciel et terre, qui apparaît comme l’âme du pays. Il enlace les autres éléments dans une étreinte amoureuse, prélude à un accouplement, il réveille la terre et lui redonne vigueur et énergie:
Avant tout le vent caraïbe, quand il mêle sa rumeur au chuchotement ininterrompu de la mer, cherchant obstinément l’orgasme de la terre, quand il épouse la violence et le désordre aveugle de Sault-Mathurine; quand il s’engouffre en bourrasque dans la plaine du Cul-de-Sac, hérisse la barbe jaunie par le soleil des champs de maïs, échevelle palmiers et cocotiers […]. (OLLIVIER ; Passages, 2001 : 74)
Le regard de Normand est rivé à un lieu du passé, à un temps de l’enfance qu’il n’a de cesse de convoquer mais l’espace quitté se dresse aussi face à lui quand il s’y attend le moins par le biais de bruits, d’odeurs, de parfums qui stimulent le souvenir et font émerger la terre natale. Dans la garçonnière de Ramon, son frère, que Normand occupe à Miami, le premier soir de son arrivée, il renoue avec une part essentielle du paysage insulaire, une grande absente de son séjour à Montréal: la mer. Allongé dans son lit, sans avoir la nécessité de la voir, le ressac le transporte vers cet océan qu’il a hâte, mais aussi craint de retrouver:
Dans l’obscurité de la pièce Normand sent la mer et son souffle de bête sauvage. Il voit danser devant ses yeux la salive des écumes, la cambrure de la grève, tout un fourmillement d’images souvenirs sous le rythme des vagues, d’images-ponts que l’adulte traverse pour rejoindre l’enfant […]. (OLLIVIER ; Passages, 2001 : 134)
Normand gardera cette image idéalisée du pays natal, en effet il “meurt avant de pouvoir réaliser son rêve de retourner en Haïti, alors que la fin du régime Duvalier lui aurait permis de confronter son pays imaginaire avec le pays réel […]” (VITIELLO ; 2002 : 58). La tâche de cette douloureuse comparaison est laissée à un autre personnage olliviérien, à Adrien dans Les Urnes scellées, le seul livre de l’auteur entièrement centré sur la problématique du retour avec ses attentes et ses déceptions. Pour Adrien, le pays natal qu’il cherche à se réapproprier est une sorte de mystère à déchiffrer; l’archéologue se transforme ainsi en investigateur des mémoires qui interroge les généalogies, les détenteurs de mémoire orale, mais rien n’y fait, le pays, son pays, tout comme la mort de Sam Soliman, resteront à jamais une énigme et le nouveau départ vers Montréal fait prendre conscience à Adrien “de la permanence de son exil, un exil qui change de nature. D’exil nécessaire, il devient exil choisi” (VITIELLO ; 2002 : 54). Au milieu de toutes les interrogations qui harcèlent Adrien qui veut se réconcilier avec son île, l’environnement naturel n’est que rarement interpellé comme espace remémoré; deux épisodes pourtant nous paraissent dignes d’être cités. Le premier se glisse au début du texte. Juste au moment où le couple débarque à l’aéroport de Maïs-Gâtée, immédiatement la comparaison jaillit entre le souvenir et le pays réel qui est porteur d’un manque que le protagoniste conserve en lui. Adrien cherche désespérément, dans les questions qui fusent dans son esprit, le pays de ses souvenirs, riche d’une végétation qui l’a toujours caractérisé:
Que sont devenues les frondaisons dorées de cocotiers, les danses furieuses des bouquets de palmiers en mutinerie contre le vent? Plus de frémissements bruyants d’amandiers, d’étalement des feuilles d’arbres à pain, mains géantes jointes au poignets où venaient se nicher les grappes des fruits. Auraient-ils eux-aussi migré du côté de l’hiver? ( OLLIVIER ; 1995 : 43)
Comme par un effet spéculaire, le deuxième extrait dans lequel Adrien convie le souvenir d’Haïti se situe à la fin du roman au moment où mûrit la décision d’un nouveau départ, où Adrien réalise que “rien ne sera plus pareil”. Il se rend compte qu’il était bien plus proche de sa terre lorsqu’il la portait en lui, dans ses errances répétées; elle se présentait comme le seul point d’ancrage, la seule référence certaine à travers la variété et les contrastes de son paysage:
Tu errais, tu sortais de toi, mais il était là, vivace avec ses plantes, ses zones sèches, ses savanes salées, ses rivières froides, ses étangs saumâtres, ses forêts de pins, vastes fresques de trésors tropicaux que tu déroulais sur les esplanades de tous les invalides à l’épreuve de toutes les froideurs de toutes les places de l’étoile, de toutes les plaines d’Abraham du monde. (OLLIVIER ; 1995 : 284)
Les instantanés du pays natal et de sa nature remontent très souvent dans l’ailleurs au temps de l’enfance. Dans la nouvelle Regarde, regarde les lions le narrateur nous conduit sur les traces du protagoniste Manès Delphin, un de ces êtres que l’exil a jetés sur les routes de l’errance. Après une longue série de pèlerinages aux quatre coins du monde, il décide de cerner sa dérive et de poser ses malles à Montréal où il trouve un travail dans un cirque, déguisé en lion. Le tableau de l’île est avant tout un portrait politique, une folie de pouvoir l’ayant transformé, au moment du départ de Manès, en un lieu opprimant, fermé, suffoquant. Si d’un côté l’île se révèle dans toute sa cruauté indicible, “ce que chacun avait vu de ses propres yeux, la bouche ne pouvait conter”, les réminiscences de Manès dépeignent aussi une île solaire où le temps est scandé par le lent déroulement de la journée. Les images qui affleurent à l’esprit de Manès appartiennent à son enfance, elles sont devenues les poutres mémorielles qui soutiennent le fragile édifice existentiel du protagoniste. La nature au sein de ces souvenirs a une place de choix puisqu’elle représente pour l’enfant qu’il était “son terrain de jeu”, une constante découverte des mille et un trésors qu’elle expose, elle suscite en lui la recherche, la quête de ces merveilles comme les insectes et les papillons aux couleurs changeantes et coruscantes. Son rapport à la nature, qu’il tient des enseignements de son grand-père, est magique. Les lieux aux noms évocateurs, sont un hâvre de paix, chacun renvoyant à une connotation particulière pour l’enfant qui réussit à y créer un monde dans lequel s’évader.
L’enfance se présente comme le lieu et le temps auxquels revenir. Le trait d’union entre émile Ollivier et Louis-Philippe Dalembert semblerait se manifester dans cet état de grâce qu’est l’enfance (l’un des derniers textes d’Ollivier est un récit d’enfance autobiographique)et à laquelle Dalembert nombreuses pages de ses romans.
La nature s’efface donc lentement pour une série de raisons qui peuvent tenir du vécu personnel de l’auteur – c’est le cas de Dany Laferrière qui dit haut et fort son manque d’intérêt pour la nature et la campagne – , mais qui sont également révélatrices du sort de l’île, autrefois luxuriante de végétation et aujourd’hui devenue chauve, suite aux spéculations qui ont exploité son sol, bien au-delà de ce que la raison et le bon sens auraient pu permettre. La nature en Haïti s’est raréfiée. Sans que Dalembert en fasse un thème majeur de son œuvre, nous trouvons ça et là dans les textes les traces de ce rabougrissement du sol et des arbres, lorsque par exemple “l’homme” du Crayon du Bon dieu n’a pas de gomme doit faire une amère constatation, au moment où il foule le sol de sa ville natale: “Dans le quartier, il n’y avait plus un seul arbre: le désert” et l’évocation nostalgique d’un passé récent où la végétation avait encore sa place dans le paysage:
En ce temps-là, les arbres existaient encore et regorgeaient de fruits, les uns plus aoûtés que les autres. (DALEMBERT ; 1993 : 84)
La présence du monde rural est aussi fort rare. Le lecteur ne le rencontre, toujours dans le même roman, que lorsque est décrit l’univers que Faustin et Marie vont devoir quitter pour se rendre à Port-aux-Crasses afin d’y trouver un travail, en particulier à l’occasion du récit de la cérémonie du mariage. Il émerge de ces quelques pages une atmosphère de plénitude, de paix et de sérénité qui ne feront que crier leur contraste avec les descriptions de la ville de Port-aux-Crasses qui suivront. Nous ne trouvons pas non plus, à proprement parler, dans les textes de description de paysages naturels, plutôt des inventaires, des listes d’espèces d’arbres encore présents par exemple dans les beaux quartiers qui creusent davantage le vide qui frappe les zones les plus défavorisées et le soulignent. C’est cette végétation qui fascine Jonas et Maïté lors de leurs promenades sur les hauteurs de la ville:
Et nous traînions nos baisers, comme un sillage d’amour infini dans l’air frais, entre les pins majestueux, les chênes, les acajous, les manguiers. Une végétation surprenante. Oasis d’exubérance au milieu des montagnes désertiques qui ceinturaient la ville. Tant d’arbres en même temps laissaient une sensation de sécurité. (DALEMBERT ; 1998 : 182-183)
L’absence physique de l’arbre, sa progressive disparition dans l’horizon du paysage, ne l’empêchent pas d’être présent dans les textes avec une forte dimension symbolique qui remplit différentes fonctions. Toujours présentée comme porteuse d’équilibre et d’espoir, l’image de l’arbre permet de mettre en évidence une idée d’Haïti qui ne serait plus renfermée sur elle-même, cloisonnée, étanche, mais constituant une tesselle du plus vaste ensemble de la Caraïbe. Nous trouvons dans l’œuvre de Dalembert plusieurs narrations qui reprennent l’histoire d’Haïti, des moments de réunion où les personnages, souvent des adultes qui discutent entre eux, forment et informent des adolescents, refont le parcours historique de la naissance et de la constitution d’Haïti, suivent la trace des légendes qui se sont perpétrées au fil des siècles. L’arbre est alors convoqué, non pas tant pour évoquer l’île, mais pour considérer cette dernière comme appartenant à une communauté plus grande, cette appartenance constituant une force et un atout. Le ton est donné par Macaron qui parle de “La Caraïbe (il récusait le pluriel les Caraïbes), était un beau et immense pays d’où l’aventure humaine tirait ses titres de noblesse”, et qui suggère de retrouver une unité perdue:
Faisons de ce conglomérat disparate une seule terre. Chacune avec ses particularités, mais une terre unique dont les arbres respireraient d’un seul et même poumon. Les racines puisent leur nourriture à la même sève, Monfiston, pourquoi les branches ne les imiteraient-elles pas? (DALEMBERT ; 1993 : 90)
L’idée est reprise par le narrateur du Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme qui refuse de considérer que les limites de l’île de Salbounda sont fixées par la mer qui l’entoure. Le pays est plus vaste, il tisse des relations qui ne tiennent pas compte des frontières tracées par les anciens colonisateurs:
Parce que quand on a alluvionné dans cette région du monde, on est toujours à la maison, dans quelque coin qu’on dépose ses songes, même quand on est de nulle terre, il y a toujours la chaleur d’un foyer pour vous ouvrir ses modestes bras et se refermer sur votre humaine détresse, la langue de la vie est la même, et c’est là que hommes et femmes, les vrais de vrais, se retrouvent et se reconnaissent, […] on se prend donc à croire que ce beau monde est un, comme les branches d’un seul et même acajou. (DALEMBERT ; 1996 : 68-69)
Cet arbre idéal qui représente la Caraïbe offre presque une image inversée du végétal où les branches deviennent les racines, qui se nourrit de sève par voie aérienne. L’arbre symbole de Dalembert s’abreuve davantage de vent que de terre, il a besoin de pouvoir passer par-dessus les mers pour constituer une identité caraïbe mobile, changeante mais, malgré tout, forte. Ce n’est donc pas la solidité des racines qui est mise en avant mais le bruissement des branches, comme le souligne ce passage du Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme:
Si je voyage peu en tant qu’arbre, les vents qui se faufilent partout reviennent me conter le destin de chaque homme. Je connais tous les vents, pour les serrer à loisir dans mes bras. Je connais les noroîts, les suroîts, les bises, les alizés, les tramontanes, les vents qui caressent la peau, ceux qui annoncent les cyclones, qui gonflent les voilures, ceux aussi qui déracinent les arbres, car quelle histoire d’amour ne vit pas des crises de jalousie? (DALEMBERT ; 1996 : 67)
L’arbre qui manque en Haïti est rêvé dans un contexte plus vaste qui pourrait correspondre à un espoir pour l’île que Dalembert présente en état de décomposition. C’est aussi grâce à la représentation de l’arbre que l’auteur réussit à saisir et à rendre dans le texte ce que signifie sa démarche qui consiste à faire d’Haïti un personnage central de son œuvre et à expliciter les intentions qu’il place dans ses récits. La nouvelle Frontières interdites qui inaugure le recueil Le Songe d’une photo d’enfance, et qui marque également la naissance de Dalembert prosateur, contient un récit qui nous semble éclairer toute la production de l’écrivain haïtien. Le protagoniste Ti-Noir, jeune travailleur solitaire résidant à Port-aux-Crasses, se souvient d’un épisode de son enfance qui lui revient, sous forme de flashs mémoriels au moment où – nous le saurons à la fin de la nouvelle – il va mourir, frappé d’une balle en pleine poitrine alors qu’il rend visite à une prostituée. Par des éclairs d’images, il se revoit enfant, perché sur un arbre, concentré dans l’acte de décrocher un fruit, une mangue, qui pend et taquine son désir et sa curiosité.
Le va-et-vient lui donne un peu le tournis, mais le fruit est là. Rose. à travers le fouillis des feuilles. Juste sous son nez que le parfum chatouille sauvagement. Il allonge le bras droit, le gauche restant accroché à une branche transversale. Il étire le bras. La mangue le nargue, dansant sous le double effet de la brise et du mouvement que la charge du gamin imprime à la branche. (DALEMBERT ; 1993 : 13)
L’épisode est inséré en forme de petits textes qui interrompent la narration principale dont Ti-Noir, adulte cette fois, est le protagoniste. à la fin de la nouvelle, la chute vertigineuse du jeune enfant qui tombe de l’arbre et la mort violente de Ti-Noir coïncident, fournissant ainsi à l’histoire un double épilogue.
La nouvelle énonce des priorités dans la poétique dalembertienne quant à son rapport à l’île natale. L’enfant qui tend désespérément la main, perché sur son arbre, incarne la tension du désir et la difficulté à appréhender l’objet désiré. C’est surtout sur la tension que le narrateur insiste, consacrant au geste, assez rapide en terme de temps, une dilution du texte. La chute vertigineuse de l’enfant conclut la nouvelle en même temps que la mort de Ti-Noir, mort d’avoir trop désiré une jeune prostituée du quartier de La Frontière.
Un instant, mettant de côté toute prudence, l’enfant libère la main droite et avance en s’aidant de ses fesses. Ses doigts jonglent à quelques centimètres du fruit. à quelques secondes de croquer à pleines dents dans la chair juteuse. Le majeur l’effleure. La mangue se balance au bout de sa tige. La branche plie, émet un craquement sec. Il ne voit plus rien. (DALEMBERT ; 1993 : 17)
Le récit fait plus, nous semble-t-il, que reproposer l’éternelle relation, maintes fois exploitée par la littérature, entre amour et mort. Dans son recueil de nouvelles focalisé sur Haïti, qui s’attache à en tracer le portrait, c’est la complexité du réel haïtien qui est soulignée, son double visage en quelque sorte, que l’écrivain devra s’efforcer de représenter. Le tout dans un effort qui est parfaitement symbolisé par la main de l’enfant qui se tend et manque son objectif. L’écriture dalembertienne se met en place autour d’une recherche, d’une tension qui veut appréhender le pays, mais surtout le pays au moment de l’enfance. Le pays devenant le pays-temps, selon un concept élaboré par l’auteur et clairement énoncé dans Le Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme:
En fait, tu recherches un autre pays. Celui que dans tes pérégrinations en terre étrangère tu as nommé le pays-temps. Celui qu’on n’habite jamais qu’une seule fois. Comme le fleuve d’Héraclite. Cette terre d’au-delà des races et des nationalités. Deux notions vides de sens, deux hasards de l’aventure humaine. Donc absurdes… Le pays-temps. Le seul lieu auquel tu repenses toujours avec une profonde nostalgie. (DALEMBERT ; 1996 : 271)
La conclusion de ce premier roman théorise, à travers les mots d’un narrateur qui réfléchit en épilogue à ce qu’il vient de raconter, ce que Dalembert avait représenté dans ses nouvelles:
Voilà ce que tu dis dans l’avion qui te ramène vers d’autres errances, en pensant à la terre où tu as passé près d’un quart de siècle de ta vie. Rédigé des brouillons de poèmes. Où tu as touché pour la première fois le pubis d’une femme, avec dans le corps ce drôle de frisson si proche de la mort. (DALEMBERT ; 1996 : 270-271)
écrire Haïti s’apparente donc à une recherche qui veut aussi faire ressurgir une période de l’enfance du narrateur, ce “quart de siècle” de sa vie. Cet à rebours de l’écriture ne saurait dans son cheminement emprunter un seul parcours; la narration, avec les voix narratives qui prennent en alternance la parole, avec les récits qui s’enchassent et ne livrent leur dénominateur commun qu’à la fin du texte, souligne la complexité de la réalité à appréhender. Le narrateur allant jusqu’à mettre en cause l’existence même de ce qu’il vient de mettre en scène:
Sans aucun doute, tout ce que tu as dit le concernant n’est-il que mensonge, mais qui pourrait te contredire? Qui, désormais, pourrait apporter la preuve du contraire? Qui a les moyens de vérifier l’inexactitude ou l’exactitude de tes propos? Personne. (DALEMBERT ; 1996 : 272)
Haïti de Dalembert, le pays-temps, rebaptisé Salbounda parce qu’il n’est pas la copie conforme de l’île géographiquement située au cœur de la Caraïbe, ressemble à un trésor caché qu’il faudrait exhumer, faire renaître. Nous trouvons d’ailleurs dans L’Autre face de la mer une allusion aux existences qui se consument dans la recherche, vaine, de merveilles, de richesses, autrefois enfouies:
à moins de passer son temps à rêver de remonter du ventre de la terre une de ces jarres pleines d’or qu’y avaient enfouies les colons avant de partir. Avec l’espoir bien sûr de revenir les chercher. Hélas! Aucun homme, fût-il le plus riche au monde, n’est maître du temps. (DALEMBERT ; 1998 : 67)
L’allusion à la jarre revient dans d’autres romans, par exemple dans Les Dieux voyagent la nuit:
Ce qui te fait le plus rêver dans toute cette histoire, c’est la jarre enterrée aux pieds du mapou où on sert à manger aux anges. Une jarre datant de l’époque coloniale bourrée, à en croire la chronique familiale, de pièces d’or, défendues soir et matin par un bataillon de fourmis rouges à grosse tête. (DALEMBERT ; 2006 : 52)
Entre-temps, Dalembert a même consacré un roman entier, L’Ile du bout des rêves, aux aventures de la recherche d’un trésor probablement enterré sur l’île de la Tortue par Pauline Bonaparte.
La recherche de cet univers enfoui dans les replis du temps passe à travers une dimension que Dalembert relie étroitement à Haïti: l’érotisme. Même si le substantif composé n’est jamais employé, la femme de Louis-Philippe Dalembert a des caractéristiques déjà largement exploitées par d’autres auteurs haïtiens, René Depestre en particulier. Il s’agit de la femme-jardin, de la femme-terre, à travers laquelle se confondent évocation du corps et évocation de la géographie.
L’évocation du pays chez Dalembert passe aussi à travers l’évocation de femmes qui recueillent de façon spéculaire les caractéristiques de l’espace insulaire: forte sensualité et, en même temps, parenté avec la mort, force, obstination, solidité face aux adversités et la capacité de renaître de ses cendres. L’univers haïtien se met en place dans les textes, à travers, entre autres, les équilibres qui se jouent entre le masculin et le féminin. Les hommes responsables, les hommes pères sont rares, les femmes réussissant souvent à unir forte sensualité, invitation au plaisir et capacités organisatrices pour affronter les adversités. Certains personnages féminins ont, dans leur identité même, une double composante, masculine et féminine, qui fait d’elles des êtres d’exception. Si les hommes sont souvent montrés comme des professionnels de la déchéance, instables, fragiles, fascinants par leur capacité à savoir vivre toujours au bord du gouffre, à deux pas de sombrer, il semblerait que le destin de Salbounda et de ses enfants soit lourdement porté par les épaules de ses femmes. La première nouvelle du recueil Le Songe d’une photo d’enfance sert en quelque sorte de point d’orgue à la vision érotisée de la femme qui se confond avec le paysage, avec la terre, avec la nuit. Le texte crée volontairement un trouble d’identité en attribuant à la nuit salboundaise des habitudes, des attitudes typiquement féminines: “Une fois de plus la nuit avait été sa complice”, “La tête appuyée contre la nuit, il ressassait, une fois de plus, ses rêves meurtris”, en la transformant en une véritable compagne pour Ti-Noir:
Toutefois, Ti-Noir préférait la nuit quand il pouvait l’asseoir sur ses genoux ou la faire virevolter sous les néons d’une piste de danse, ivre de rire et de sensualité. (DALEMBERT ; 1993 : 11)
La nuit est à séduire, à conquérir, exactement comme s’il s’agissait d’une femme. Elle a un corps, s’habille, aime et se vend comme les prostituées de La Frontière. La femme érotisée de Dalembert ne peut qu’être insulaire, sa sensualité tire son origine justement de sa naissance caribéenne. Le narrateur de la nouvelle Le Songe d’une photo d’enfance insiste sur le fait que:
on connaît l’habileté des femmes de la région dans l’art de ce que vous savez. Négresses et mulâtresses de l’archipel sont capables de vous faire oublier votre je crois en Dieu au pied même de l’autel de la sainte communion. (DALEMBERT ; 1993 : 90)
Dans la nouvelle qui nous raconte la vie et la mort de Ti-Noir, la jeune prostituée est désirée comme le fruit que le jeune enfant n’arrivera pas à décrocher de l’arbre sur lequel il se trouve. La femme-nature et la femme-fruit semblent revêtir aujourd’hui des caractérisques qui appartenaient à une végétation autrefois luxuriante. Femme nature mais aussi femme animal, créature d’eau, comme la “ravissante mulâtresse, mi-femme, mi-poisson” dans Le Songe d’une photo d’enfance. L’enfant du récit a perdu sa mère et ne possède aucune image d’elle, pas plus qu’il ne possède d’ailleurs de photos qui pourraient témoigner de son propre visage lorsqu’il était petit. C’est dans la rivière, devenue miroir qu’il cherche, qu’il se cherche:
J’espère encore me voir bébé dans les plis aqueux de la rivière. (DALEMBERT, 1993 : 107)
Comme ma photo d’enfance tarde à remonter à la surface, j’interroge l’eau (DALEMBERT, 1993 : 110)
C’est la femme-poisson qui l’enlèvera (songe ou réalité, le texte joue sur le mystère) et le conduira dans un espace fantastique où il peut contempler sa mère. L’évocation de la figure maternelle choisit ses mots dans le domaine de la sensualité et introduit une caractéristique de la femme caraïbe qui rappelle la représentation d’Haïti, maintes fois soulignée dans les textes, comme terre de mélanges, de métissage, de synthèse:
Une femme aux cheveux d’un fort noir de jais, aux yeux d’un gris clair étincelant et étonnamment beaux, le tout contrastant avec le cuivre fin de sa peau. Une femme aux rondeurs resplendissantes, qui semble avoir réuni dans son corps l’extraordinaire aventure de plusieurs races humaines. (DALEMBERT, 1993 : 11)
Les caractéristiques physiques des personnages féminins empruntent au paysage mais ont également une origine qui puise dans l’histoire (légendaire et véritable) d’Haïti:
[…] cette princesse taïno qui, avant son assassinat par les envahisseurs espagnols légua à jamais son charme, et son art dans les choses de l’amour à toutes les natives de la région. (DALEMBERT ; 1996 : 37)
Nous trouvons dans les romans de nombreuses femmes ayant les caractéristiques que nous avons soulignées. C’est le cas de Marie présentée, selon la vision presque stéréotypée de la femme-jardin, par un élément naturel, la mer elle-même:
Pas un seul homme ingambe de la région ne pouvait s’empêcher de lui tourner autour. C’était à qui jouirait le premier de ses divines rondeurs. […] Toute mer que je suis je peux vous garantir que j’ai rarement vu de femmes aussi belles. C’était une véritable fête de la nature. Des lèvres ourlées à souhait. Des seins qui pouvaient supporter avec succès la concurrence de deux mangues bien mûres qu’on aurait envie de téter à l’infini. Elle avait une chute de hanches, dont la cambrure représentait l’un des spectacles les plus époustouflants auquel un homme pouvait assister. Quant à ses fesses, n’en parlons pas! Elle avait une façon de les rouler en marchant. (DALEMBERT ; 1996 : 52-53)
C’est toujours le rappel de formes géométriques arrondies qui revient, ainsi que l’insistance sur le mouvement, sur le rythme. En ceci, Louis-Philippe Dalembert s’inscrit dans la tradition des poètes haïtiens (famille de poètes à laquelle il appartient) pour lesquels, comme le souligne Léon-François Hoffmann, la représentation de la beauté passe par la représentation du mouvement: “Pour l’Haïtien un beau corps contient la promesse d’une démarche suggestive, d’un geste gracieux ou d’une souplesse attrayante” [HOFFMANN ; 1992 :73]. Le rythme cadencé, balancé de la démarche féminine revient dans les textes, imitant le ressac maritime qui berce l’île. Le corps de L., jeune professeur de Solé dans la nouvelle Caraïblues est animé du même mouvement de chaloupe:
On aurait dit qu’un sculpteur avait passé ses jours et ses nuits à dessiner chaque ligne de ce corps. Un corps directement taillé par Dieu en personne […]. Elle se déplaça suivant la cadence de ses hanches moulées à la perfection, faisant tressaillir l’une après l’autre ses cuisses longues et pleines. (DALEMBERT ; 1993 : 133)
Dans L’Autre face de la mer, Maïté, la fiancée de Jonas, malgré son très jeune âge, porte déjà les signes extérieurs de la féminité:
Elle traînait comme un sillon de lumière sur ses pas. Sa démarche d’une calme cadence et à l’élégance rare, contrastait, j’allais le savoir plus tard, avec une nature plutôt angoissée. Jamais pressée même lorsqu’elle était en retard. (DALEMBERT ; 1998 : 175)
Le corps féminin est une invitation au voyage, à l’amour, une promesse de bonheur et contraste fortement avec les corps masculins présents dans le texte, qui sont souvent peu attirants, parfois ridicules, voire même déformés. C’est le cas, pour donner l’exemple le plus significatif de cette dernière caractéristique, de Macaron-trois-graines, doté d’une puissance sexuelle surnaturelle due, selon la rumeur publique, à un testicule supplémentaire qui se révèle être une simple hernie.
Certaines figures féminines bénéficient d’une longue description, d’autres ne sont qu’évoquées mais elles sont toutes unies par leur rondeur, cette forme géométrique qui renvoie à une idée de générosité, de plénitude. Dans Le Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, la description de Mme Olivares, vendeuse du bord de mer, porte à l’extrême les marques de l’abondance corporelle:
C’est une maîtresse-femme, nantie de deux ballons de football à la place de la poitrine. Ses fesses, larges comme les croupes de deux juments réunies, prennent leur aise dans une chaise en fer, spécialement conçue pour les accueillir, après qu’elles en ont démantibulé une demi-douzaine. (DALEMBERT ; 1996 : 83)
La marchande change de nom dans Les Dieux voyagent la nuit mais ne perd pas ses attributs:
De toute façon, des nénés t’en as déjà vu. […] Des pareils à des ballons de foot, comme ceux de Madame Cheriez, la marchande de friture du quartier du bord de mer qui en a fait son tiroir-caisse. (DALEMBERT ; 2006 : 64)
Dans la galerie de figures féminines dont la présence constitue un dénominateur commun des œuvres de Dalembert, femmes aimées ou désirées par les narrateurs qui alternent leurs voix, simples apparitions comme la prostituée du quartier de La Frontière, ou personnages récurrents que le lecteur sait reconnaître d’un texte à l’autre, grâce à un prénom qui revient et au-delà même des noms qui changent mais renvoient à la même femme, l’auteur célèbre une féminité concrète, physique, charnelle mais en même temps souvent insaisissable. Haïti de l’enfance et la femme participent du même mystère que l’écriture va tenter d’élucider.
Chaque écrivain a mis en place une œuvre qui, à travers le choix des modalités textuelles des représentations naturelles, offre une réponse au flou de l’espace réel, d’une île qui vit constamment sous une menace. Jacques Stephen Alexis écrit ses romans dans l’urgence de témoigner d’une nature qui risque de disparaître et d’une société malade dont l’écrivain voudrait réveiller la conscience. Chez Ollivier l’île réelle, l’île meurtrie, s’amenuise pour laisser la place à l’île du souvenir et à un espace autre qui s’impose davantage au fil des textes. Ses romans s’attachent à ébaucher, gommer et redessiner les lieux, jusqu’à tracer une nouvelle carte où aucun lieu ne serait exclus. Au fil des générations Haïti ne disparaît pas, conserve son pouvoir d’inspiration, reste un fil conducteur solide dans un rapport avec les textes qui peut devenir ludique. C’est le cas surtout chez Louis-Philippe Dalembert qui accomplit l’acte littéraire d’écrire un roman Rue du Faubourg Saint Denis, situé à Paris, où Haïti n’est jamais cité mais où l’île caraïbe se cache derrière les énigmes que le lecteur devra être en mesure de résoudre.
[1] “Like Roumain, Alexis had the feeling that the Haitian land was sacred. In all his works this idea is implicit, but in Les Arbres musiciens his belief in what is now called «ecology» is explicit. Gonaïbo is clearly intended as a guru of human ecology. Unfortunately in reality Haiti is an extreme example of the disaster produced when the land is abused”. WYLIE, H. «J.S. Alexis : exile writing and the struggle for liberation», World Literature Today, 63, 1, 1989, p. 35. Retour
[2] Régis Antoine a “remarqué une récurrence significative, celle de la flaque, comme élément concret des descriptions réalistes: flaque/cloaque des bidonvilles [...]. La flaque symbole d’une vie souillée et stagnante, la flaque métaphore maximale, «flaque de la peur»: ce cliché négatif brouille et recompose à l’opposite les éléments d’un enchantement révolu”. ANTOINE, R. Rayonnants écrivains de la Caraïbe, Paris, Maisonneuve & Larose, 1998, p. 53. Retour
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