Les études littéraires francophones n’en finissent pas de susciter de nouveaux débats : nombreux sont les ouvrages présentant les littératures écrites en français en dehors de la métropole, nombreux sont aussi les débats portant sur la question d’appartenance de ces littératures écrites certes en langue française, mais depuis des espaces clairement circonscrits et délimités, nombreuses aussi sont les questions liées au nomadisme littéraire telles que les littératures nées de l’immigration les ont fait naître ou bien encore telles que le phénomène des écritures migrantes au Québec les a provoquées. Il semble en effet que toutes ces études qui ont vu le jour ces dernières années soient symptomatiques de la nécessité de revoir, de revisiter ou de réécrire les histoires littéraires, comme ce fut le cas par exemple au Québec où une importante histoire littéraire a vu le jour, Histoire de la Littérature québécoise, parue aux éditions Boréal en 2007 sous la direction de Michel Biron, François Dumont et élisabeth Nardout-Lafarge. Pour les auteurs de cette importante histoire littéraire, « il apparaît évident qu’on n’écrit pas l’histoire littéraire du Québec comme on écrit l’histoire littéraire de la France, de la Russie ou de l’Angleterre », car « cette littérature s’est définie comme un projet national » (Biron/Dumont/Nardout-Lafarge ; 2007 : 32). En effet, observer ce qui fait l’originalité de ces littératures fait aussi apparaître ce qui les distingue les unes des autres, tout particulièrement dans l’ensemble plus qu’hétérogène constitué par les littératures écrites à la périphérie de la métropole, dites littératures périphériques, ces littératures qui peuvent appartenir à plus d’une histoire et à plus d’un champ littéraire comme c’est le cas de la littérature québécoise.
Il semblerait que dans ce que nous pouvons appeler l’approche des littératures francophones ou encore la francophonie littéraire, il y ait eu plusieurs âges qui se sont succédés : il y eut l’âge de la collecte et de l’identification des textes, c’est à ce moment que parurent les premiers ouvrages tenant compte des textes écrits en français dans un ailleurs se confondant très souvent avec l’ancien empire colonial français : ces textes sont placés dans des chapitres variant d’un ouvrage à l’autre, les littératures d’Afrique noire pouvaient être regroupées avec celle de l’Océan Indien ou bien encore avec les littératures des pays du Maghreb recoupant quant à elle les textes d’auteurs algériens marocains et tunisiens, ou bien les littératures des Amériques avec les littératures d’Haïti, des Antilles-Guyane et du Québec. Très vite il va être question de littératures francophones, puis de francophonie littéraire. Toutefois, les littératures francophones viennent se rajouter à la littérature française écrite en métropole, sans qu’il semble imaginable qu’il puisse y avoir des effets de contacts ou de transversalité entre ces mêmes littératures. Elles semblent se trouver dans des espaces plutôt étanches et s’il y a contacts, ceux-ci ne peuvent se faire que dans un sens par l’intermédiaire de la littérature-mère, la littérature française ne peut qu’influencer les littératures écrites à la périphérie, nous sommes à l’âge du centre et de la périphérie. Le deuxième âge va être marqué depuis les années 1990 par une autre approche qui sera elle influencée par les études postcoloniales. Comme le fait remarquer Jean-Marc Moura : « La perspective coloniale s’attache à des littératures en contact » (Moura ; 20072 : 43), puisque ces littératures sont nées sur des territoires où ont été imposées une culture étrangère présentée naturellement comme supérieure puisque étant celle de l’empire colonial ainsi que ses formes littéraires et ses normes linguistiques. Les notions d’hybridité, de créolisation, d’interstice vont servir de paradigmes aux nombreuses études qui paraîtront depuis 1990. La critique postcoloniale va également s’intéresser au rapport langue/langues et littératures, les notions d’hétérolinguisme, d’interlangue vont donner lieu à de nombreuses études parmi lesquelles nous pouvons citer celle d’Anne-Rosine Delbart, Les exilés du langage parue en 2005 ainsi que les nombreux travaux de Lise Gauvin cités dans la bibliographie. Enfin aujourd’hui, outre aux littératures francophones postcoloniales, les critiques s’intéressent aussi aux littératures nomades issues de la migration qui, de plus en plus nombreuses, et dans des constellations de plus en plus étonnantes, sont encore plus soumises aux exigences du nouveau champ littéraire dans lequel elles viennent s’inscrire.
éloïse Brezault dans un article intitulé « Qu’est-ce qu’un auteur ‘francophone’ ? » revient sur les débats suscités au salon du livre de Paris de mars 2006, le premier à être consacré à la « littérature francophone », en effet, les auteurs francophones présents à cette manifestation avaient regretté d’être parqués dans une sorte de ‘ghetto littéraire’ et ne se voyaient nullement reconnus comme écrivains à part entière, mais comme écrivains ‘francophones’ à l’extérieur d’une ‘littérature franco-française’. Pour l’auteur de l’article, les auteurs francophones continueraient de naviguer à la périphérie de la frontière française :
Est-ce que la littérature francophone serait simplement cette littérature écrite en français par des écrivains venus d’ailleurs, c’est-à-dire un genre périphérique qui navigue à la frontière de la littérature française en faisant de Paris la ‘capitale littéraire’, ‘arbitre du bon goût’ pour reprendre une expression de Pascale Casanova ? (Brezault ; 2008 : 348).
Les auteurs francophones ne peuvent tous être mis dans le même sac, il faut faire la différence entre les auteurs venus du Sud qui n’ont souvent pas la possibilité d’être publiés dans leurs pays respectifs, je pense ici aux auteurs africains, et aux auteurs issus de pays européens ou du moins ayant émigré en France écrivant en français et sont publiés par des maisons d’édition parisiennes, les exemples sont nombreux de Milan Kundera à Andreï Makine etc. Les auteurs québécois quant à eux disposent d’institutions devenues de plus en plus vivantes ces dernières décennies pour des raisons incontestablement politiques certes, et peuvent donc être publiés au Québec et grâce à des accords passés entre certaines maisons d’éditions québécoises et françaises peuvent être également rendus visibles aussi sur le marché français. Certains toutefois, privilégient la publication dans une maison d’édition parisienne qui leur donne accès à un lectorat beaucoup plus important que les quelque 800 lecteurs québécois ! La situation des auteurs issus des anciennes colonies françaises devenues entre temps des départements français comme la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion est elle par contre particulièrement difficile à appréhender : en effet ils sont forcément tributaires du champ littéraire franco-parisien, s’ils veulent être publiés dans une grande maison d’édition parisienne.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’étude de Pierre Halen qui, jugeant les travaux de Pierre Bourdieu insuffisants concernant l’étude des littératures francophones, élabore une topologie du système littéraire francophone dans son article « Le ‘système littéraire francophone’ : quelques réflexions complémentaires » paru en 2003 ; dans cet article, Pierre Halen explique plus avant les raisons pour lui d’avoir recours au terme de système, terme qu’il préfère utiliser, le concept de champ n’étant pas véritablement applicable au domaine littéraire francophone. Pour Pierre Halen toujours, le champ franco-parisien fait partie du système littéraire francophone, dont relèvent toutes les productions non françaises « concernées par l’attractivité du centre ». Toujours pour Pierre Halen, « le SLF est un espace d’entrance et d’activation dans le champ central ». Par contre, il n’y inclut pas les productions littéraires de langue française qui relèvent des seuls champs locaux, ce qu’il dénomme les domaines-satellites. Selon Halen, il faut « admettre que la concurrence règne entre francophones et français ou assimilés », de même qu’il est d’avis que :
le « SLF, loin d’encourager la multilatéralité des contacts, multiplie les cloisonnements entre zones de provenance ; la fameuse diversité culturelle, sans cesse invoquée par le discours officiel pour définir la spécificité du monde de la francophonie, provoque un effet de canalisation par catégories géographiques ‘protégées’, interdit la comparaison et masque la rivalité, pourtant réelle, qui existe entre elles. (Halen ; 2003 : 27-28)
Pour Pierre Halen toujours, des zones imaginaires d’identification fonctionnant comme de véritables réservoirs sémiologiques alimentent les « spécifications culturelles nécessaires à l’entrance dans le champ central. […] Il ne s’agit pas de lieux ‘réels’ : les producteurs des champs locaux qui n’ont pas à protester de leur ‘identité’ et de leur ‘différence’, n’ont nul besoin d’y recourir » (Halen ; 2003 : 28). Le processus d’entrance dans le système littéraire francophone semble avoir pour les auteurs francophones des exigences éditoriales afin que leurs œuvres correspondent au goût du grand public. Koulsy Lambo dans un article « Comme un cœur obsédé. Leurres et lueurs de la francophonie » paru dans le recueil Retours du colonial dénonce les effets de ghettoïsation dont souffrent certains auteurs africains :
Une œuvre serait plus « africaine » qu’une autre. De ce fait, ce qui aurait été le fruit d’une créativité libre, inspiré du parcours individuel et social du créateur, devient sur commande un produit sur mesure et perd de son authenticité. En retour, lorsque le créateur puise véritablement dans les profondeurs de son univers culturel traditionnel, au lieu de fournir l’effort de lecture et de décryptage qui s’imposerait, on crie à « l’hermétisme » ou au « folklore », avec tout ce que cela rassemble de connotations dépréciatives. La critique, elle, a tendance à élaborer une « critériologie » a priori, sorte de jauge des formes d’expressions artistiques : versant dans un substantialisme non avoué, elle écrit une histoire officielle et impose un moule dans lequel devra se couler la création. (Lambo ; 2008 : 367).
C’est ainsi que sont nées des catégories éditoriales nouvelles pour caractériser les écritures de la Caraïbe : le baroque littéraire, le foisonnement des images, l’éros de la femme noire etc. Toutefois il ne faudrait pas négliger l’impact des prix littéraires qui, ces dernières années, ont été décernés aux auteurs francophones, citons Patrick Chamoiseau et son prix Goncourt pour Texaco en 1992 pour la Caraïbe ! L’année 2008 a vu par exemple un prix Goncourt décerné à un auteur franco-afghan, Atik Rahimi pour Syngué Sabour. Pierre de Patience et un prix Renaudot attribué à Tierno Monémembo pour
Le roi de Kahel. Il est certain que la « République mondiale des Lettres » a repris à son compte les auteurs francophones et profite ainsi de l’expansion d’une littérature écrite dans un français au contact de « toutes les langues » au-delà des frontières de la métropole. Dans un article que nous avons publié sur « La littérature haïtienne et ses diasporas » nous avions déjà mis l’accent sur le traitement des auteurs de la Caraïbe par les maisons d’édition françaises en prenant pour exemple l’auteur haïtien, René Depestre, dont l’écriture baroque peut être lue comme le croisement de deux mondes, le monde de la rationalité française et le monde des croyances magiques venues droit d’Afrique et revues par l’imaginaire haïtien. Une écriture baroque qui plaît au lecteur français et qui est vantée sur les quatrième de couverture. Pour Le mât de cocagne, nous lisons :
La savoureuse verve du grand écrivain haïtien René Depestre se met au service de la satire, de la révolte et de l’amour. Le rire y est plus fort que les fusils. Ainsi naît un roman luxuriant et baroque, une parabole caraïbe qui emporte le lecteur.
Sur la quatrième de couverture d’Hadriana, nous pouvons lire :
Autour de ce thème lié aux mythes de l’esclavage et de la colonisation, symbole de l’ambiguïté du réel-merveilleux dans les cultures de la Caraïbe, l’humour et l’imagination du conteur se débrident pour éclairer le vécu haïtien dans sa fantaisie, sa sensualité, son surréalisme démonté, son désordre toujours hallucinant… René Depestre , magicien de l’écriture, sait une fois de plus entraîner son lecteur à l’intérieur d’une sarabande macabre et burlesque au cours de laquelle les danses colorées et la musique sont indissociables des cérémonies funèbres. La joie de vivre et la terreur de passer à trépas procèdent d’une seule et même énergie. Et la verve extravagante et somptueuse de l’auteur nous force à croire à ce récit bourré de personnages plus insolites les uns que les autres.
Nous retrouvons les qualificatifs habituels, la verve, le rire, la sensualité, l’abondance, la luxuriance du style, bref tous les éléments qui caractérisent l’écriture exotique sont mentionné. René Depestre, un rayonnant écrivain de la Caraïbe !
La littérature antillaise s’écrit depuis les années 30 du siècle dernier contre la littérature métropolitaine et ses admirateurs et épigones antillais. Elle se comprend comme une littérature du refus qui s’exprime dans les nombreux manifestes qui verront le jour. La pratique manifestaire est certes commune à toutes les littératures francophones, ces littératures de l’émergence, comme l’a exprimé à plusieurs reprises Edouard Glissant. A chaque fois, le manifeste fait un bilan de la situation dans laquelle s’écrivent les textes littéraires pour critiquer cette même situation et proposer une nouvelle esthétique. Ces manifestes sont pour la plupart formulés par une nouvelle génération d’intellectuels ou d’écrivains en devenir, devenus acteurs dans un champ littéraire, lui aussi en devenir, qui vivent une situation de rupture. Le discours manifestaire constitue le pouls de l’institution littéraire et transmet un diagnostic à la fois de la vie littéraire et de la littérature. Les nombreuses études sur l’émergence des petites littératures ont montré la validité de ces manifestes destinés à formuler de manière prégnante les difficultés pour ces littératures à prendre pied dans le tourbillon des questionnements divers : la relation du même à l’Autre, la relation Centre-Périphérie, et enfin la question de la langue, question politique et esthétique toujours au-devant de la scène, chaque fois que nous sommes en Francophonie.
La situation aux Antilles françaises, nous ne parlons ici que de la Martinique et de la Guadeloupe, est peut-être là particulièrement exemplaire : manifestes, textes fondateurs, discours critiques se croisent, s’interpellent, pour relancer sans cesse la même question formulée de différentes manières, la question de savoir ce qu’est une vraie littérature nègre, une vraie littérature antillaise ou bien encore une vraie littérature créole. René Ménil fut le premier intellectuel antillais à en découdre avec la littérature écrite aux Antilles par celui qu’il dénommait dans Légitime Défense l’écrivain de couleur antillais :
Cette littérature abstraite et objectivement hypocrite n’intéresse personne : ni le Blanc parce qu’elle n’est qu’une maigre imitation de la littérature française d’il y a quelque temps, ni le Noir pour la même raison. Il n’est pas étonnant que l’écrivain antillais, en poésie par exemple, ne propose que des « descriptions » et des « tableaux », ou n’exprime et n’inspire qu’un vague ennui. Tout cela manifeste qu’il est tenu ou se tient loin de son être véritable, qu’il est hostile à la force de ses passions. […] Sentiment du coupeur de cannes devant l’usine implacable, sentiment de solitude du Noir à travers le monde, révolte contre les injustices dont il souffre souvent dans son pays surtout, l’amour de l’amour, l’amour des rêves d’alcool, l’amour des danses inspirées, l’amour de la vie, et., voilà de quoi nos distingués écrivains ne parlent jamais et qui toucherait Noirs, Jaunes et Blancs comme les poèmes des nègres d’Amérique touchent le monde entier. (Ménil ; 1932 : 8)
Dans cette première phase de remise en question de la littérature antillaise, il s’agissait avant tout de dénoncer l’effet de bovarysme d’une écriture antillaise, marquée par le mimétisme ou l’identification avec une littérature écrite ailleurs. à partir de la dénonciation d’un exotisme colonial, il s’agira alors de recentrer une écriture en l’inscrivant dans un espace-lieu. Une deuxième phase qui redéfinira les modalités d’une inscription d’une littérature antillaise, qui est pour l’auteur Edouard Glissant, une littérature en voie d’émergence, dans un espace-lieu, ainsi que dans un espace-temps, sera initiée par ses questions posées dans Le Discours antillais (1981), dans lequel il reviendra à plusieurs reprises sur les problèmes de langue et de langage, de langue d’écriture pour l’écrivain antillais de manière générale. Dans cet essai fondamental pour bien comprendre le réel antillais, l’auteur, Edouard Glissant, tentera d’élaborer une esthétique du divers susceptible de mettre fin aux effets de folklorisation d’une certaine littérature qui maintiendrait selon lui la littérature martiniquaise dans un espace régionaliste. La troisième phase débutera avec la parution du manifeste Eloge de la créolité (1989) rédigé par le linguiste Jean Bernabé, l’écrivain Patrick Chamoiseau et le linguiste et écrivain Raphaël Confiant. Les auteurs du manifeste se situent d’emblée dans la filiation des auteurs suivants cités par ordre, Victor Segalen, Aimé Césaire, Edouard Glissant et Frantz Fanon. Dès la première phrase du prologue, l’affirmation fonctionne sur la négation de ce qui pouvait être compris comme une identité antillaise : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. » (13) Tout de suite l’affirmation suit, selon laquelle « la littérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes encore dans un état de prélittérature » (14) L’explication donnée viendrait de ce que les Antillais ont vu le monde à travers le « filtre des valeurs occidentales » et que leur fondement s’en est trouvé « exotisé » par la vision française. (14) Après avoir défini leur concept de créolité, les auteurs du manifeste précisent la nature de la littérature à créer : avec comme premier point « l’enracinement dans l’oral » (34-37) et la redécouverte de l’oralité créole enlisée jusque là dans l’inconscient collectif des Antillais. Les quelques rares et naïfs reproducteurs d’un « carnaval galvaudé » « échappèrent rarement à l’assertion – proclamée ou susurrée – de doudouisme et de folklorisme » (36). Le troisième point important que nous retiendrons sera « la thématique de l’existence » (39), partie dans laquelle les auteurs posent les principes d’une littérature créole, qui se doit de nommer chaque chose et dire qu’elle est belle :
Voir la grandeur humaine des djobeurs. Saisir l’épaisseur de la vie du Morne Pichevin. […] Notre écriture doit accepter sans partage nos croyances populaires, nos pratiques magico-religieuses, notre réalisme merveilleux. […] Chercher comment nous vivons l’amour. […] Et nous récusons les dérives de localisme ou de nombrilisme que certains semblent y distinguer. (Bernabé / Chamoiseau / Confiant ; 1989 : 40-41)
Ainsi nous avons des auteurs se réclamant de la créolité dont le désir est de s’affirmer comme des auteurs ‘natifs’ qui tiennent avant tout à enraciner leur production littéraire dans un lieu qui leur est propre, écrivant dans un français créolisé, succombant souvent aux effets de l’accumulation de néologismes qui provoque une impression de trop-plein, voire d’exotisme à rebours avec le retour des mêmes thèmes, des mêmes espaces, des mêmes jeux de langues entre un créole francisé et un français créolisé. Une constatation que Valérie Magdelaine Andriajafitrimo avait déjà formulée dans un article « Une mise en scène de la diversité linguistique : comment la littérature francophone mauricienne se dissocie-t-elle des nouvelles normes antillaises ? » :
Le recours à une langue créolisée se systématisant, on aboutit au constat que de plus en plus, c’est de son seul statut de périphérique que l’écrivain se réclame. Ce sont les pressions éditoriales et le succès fulgurant et inattendu de ce qui était intensément subversif, et est en passe de devenir exotisant, qui produit cette crise de la légitimation du sujet. En inadéquation avec un champ littéraire insulaire dont l’existence et les formes continuent d’être problématiques, l’écrivain, comme le fit Raphaël Confiant, finit par céder aux sirènes d’un champ littéraire dominant et par rapport auquel les champs dominés n’ont jamais pu s’autonomiser . Aussi le sujet est-il en errance. Il oscille entre deux tentations : celle d’habiter sa langue et son lieu, celle d’exhiber un lieu touristique enchanteur aux yeux d’un lecteur qui en oubliera bien vite la charge symbolique. […] Le paradoxe le plus évident n’est-il pas avant tout celui d’une uniformisation, d’une homogénéisation du recours à l’hétérogène, à l’hybridation de la langue ? (Magdelaine Andrianjafitrimo ; 2004 : 148)
Le risque encouru par les auteurs antillais qui au départ voulaient modifier le paysage littéraire franco-francophone, est effectivement l’enfermement dans un des domaines-satellites à la périphérie du système littéraire francophone. Un risque qui n’est pas encouru par tous les auteurs, mais qui est présent en tous les cas pour un Raphaël Confiant ou encore pour un René Pépin.
Nous avons un autre cas de figure avec l’auteur Tony Delsham qui lui ne publie qu’en Martinique aux éditions Martinique à Schoelcher. Le cas de Tony Delsham est un cas particulier, auteur prolifique, il est non seulement l’auteur le plus lu aux Antilles, mais aussi l’auteur le plus lu de la communauté antillaise à Paris. Vingt et un de ses romans sont disponibles à la Fnac, parmi ceux-ci les cinq tomes de Le Siècle et les trois tomes de Filiation. Lui aussi auteur créolisant, il écrit ses sagas réalistes antillaises en français, mais les dialogues sont le plus souvent en créole. S’agit-il pour l’auteur d’un choix délibéré de se limiter aux contours de la Martinique et d’être par là un auteur à vocation uniquement régionaliste ? Il faudrait pour cela aller plus avant dans l’approche de l’œuvre de Tony Delsham.
É douard Glissant nous offre quant à lui, une autre perspective de la réception des auteurs antillais dans le système littéraire francophone. Cet auteur dont se réclament les auteurs de la créolité ne s’est jamais réellement prononcé sur la créolité littéraire. Il s’est toujours réclamé du processus de créolisation qu’il a thématisé à plusieurs reprises dans ses essais, tout particulièrement dans son Traité du Tout-Monde dans lequel il revient sur ce qu’il entend par créolisation, notion qui est toujours en mouvement au contraire de la notion de créolité qui signifierait un état statique :
J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence , le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. Les caractéristiques en seraient : - la vitesse foudroyante des interactions mises en œuvre ; - la « conscience de la conscience » que nous en avons ; - l’intervalorisation qui en provient et qui rend nécessaire que chacun réévalue pour soi les composantes mises en contact (la créolisation ne suppose pas une hiérarchie des valeurs) ; - l’imprédictibilité des résultantes (la créolisation ne se limite pas à un métissage, dont les sysnthèses pourraient être prévues). Les exemples de créolisation sont inépuisables et on observe qu’ils ont d’abord pris corps et se sont développées dans des situations archipéliques plutôt que continentales. Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise. (Glissant ; 1997 : 194)
Nous voyons ici combien Glissant s’éloigne du concept de la créolité, concept pour lui trop ancré dans une seule réalité, celle du monde créolophone, pour se situer et par là même ancrer ses réflexions et sa création dans un en-deçà d’un monde trop monolithique. Est-ce là la raison qui l’a poussé à collaborer au recueil Pour une littérature-monde, dont les initiateurs sont Michel Le Bris et Jean Rouaud ? Ce manifeste auquel ont collaboré un grand nombre d’auteurs de la Francophonie littéraire, parmi lesquels nous ne comptons que deux auteurs des Antilles françaises, Maryse Condé qui a écrit un texte et édouard Glissant qui a accordé un entretien. Or, il ne reprend aucun des points avancés par les éditeurs Michel Le Bris et Jean Rouaud, pour lesquels la mort du roman français est signée et sa seule possibilité de renaître de ses cendres arriverait grâce aux étonnants romanciers-voyageurs, à une littérature-monde en français et revient simplement sur les principes et dimensions de sa poétique, à savoir la relation du poète au paysage, au temps et au langage. Glissant refuse tout enfermement esthétique et idéologique, tout comme Maryse Condé qui a donné le titre de « Liaison dangereuse » à sa contribution dans laquelle elle explique pourquoi elle affirme désormais qu’elle n’écrit ni en français, ni en créole, mais qu’elle écrit en Maryse Condé. Elle refuse de devoir se situer dans une case qui serait celle des écrivains de la créolité, alors qu’elle ne parle pas le créole et qu’elle préfère écrire en français, puisque c’est la langue qui lui avait été léguée par ses parents, même si ce fut souvent là la source de culpabilité, écrivaine guadeloupéenne, elle se devait pour les écrivains de la créolité d’expliquer sa relation à sa langue d’écriture de même qu’elle se devait d’expliquer pourquoi les protagonistes des ses romans voyageaient dans le temps et les espaces. Ainsi elle conclut elle-même son texte avec la phrase suivante : « Aussi peut-être ne suis-je pas une vraie écrivaine francophone » (Condé ; 2007 : 215).
La tentation de se voir en écrivain d’une littérature-monde écrite en français, n’appartenant plus à aucune nation, aucunes institutions, mais des « patries imaginaires » est certes grande et fondée si on ne tient compte que des exigences esthétiques liées à la création elle-même, mais peut-être aussi irréaliste si l’on pense au fonctionnement des institutions littéraires dont la complexité augmente dès qu’il s’agit du système littéraire francophone.
Les auteurs antillais entre régionalisme, périphérie et littérature-monde ? Cette discussion qui est loin d’être close connaîtra à l’avenir de nouveaux rebondissements, de nouveaux manifestes seront écrits, de nouvelles voies seront ouvertes pour mieux parler de ces littératures écrites dans un ailleurs et publiées dans un ici.
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