Avatars linguistiques et médiations culturelles dans les sources classiques et médiévales de Lokis de Mérimée.

La nouvelle de Maupassant aura à son centre l'incompréhensibilité tragique du réel. Mérimée ne cherche pas à dramatiser la connaissance. Pour lui, l'inexplicable doit rester inexpliqué par respect pour la souveraineté de l'objet [1] .
[L]e sujet est diablement scabreux [2]

1. Mérimée et l’homme-ours

Dès 1829 Mérimée pratique la nouvelle, en la préférant aux autres genres. Sa prédilection durera longtemps tout en choisissant le silence de 1846 à 1866, lors de la parution des trois dernières nouvelles de sa production [3] . Quelques traductions et de nombreux ouvrages montrent une fréquentation assidue de la littérature russe; de surcroît, lors de la rédaction de Lokis [4] , l’histoire de l’homme-ours, Mérimée avait déjà entamé une correspondance épistolaire avec Ivan Tourgueniev [5] . Ces données montrent l'énorme connaissance de l'écrivain au sujet de la culture russe [6] .

Avant de commencer cette étude, il vaut la peine d’analyser le mythe de l'ours, qui déjà dans la mythologie germanique et celte symbolisait la chasse guerrière et le "roi Arthur-roi ours", comme le montre Michel Salvat même du point de vue philologique, le celte commun *artos étant à l'origine non seulement des lexèmes correspondants en irlandais, en gallois et en breton, mais du nom du héros légendaire aussi; en fait, la Grande Ourse est encore aujourd'hui en gallois le «Chariot d'Arthur» [7] . Il nous paraît aussi intéressant de citer l'interprétation des Pères de l'Église et des premiers écrivains chrétiens et par là même la tradition médiévale: en général l'ours symbolise le mal et la personnification du diable. C'est un tournant décisif dans l'évolution de cette figure mythique, dont la signification profonde subit dès lors une transformation sensible. Toutefois, si, d'un côté, plusieurs textes hagiographiques présentent au moins un épisode où un saint apprivoise un ours, de l'autre, la duplicité de la nature ursine rend cet animal une attraction dans les bourgs médiévaux aussi bien que dans les grandes villes européennes de la Renaissance [8] . En effet, pendant le Moyen Âge l'ours a bénéficié d'une double image: le carnassier mangeur d’hommes et le mangeur de miel anthropomorphe à la fourrure rassurante et aux sentiments maternels; c'est pour cette dernière raison qu'il peut être même apprivoisé et à l'instar de l'homme il danse, jongle, imite.

Craint, respecté, vénéré chez les anciens Germains et les anciens Celtes, l'ours a cédé la place au lion dans l'imaginaire et la symbolique du Moyen Âge chrétien. Du moins dans l'enseignement des clercs […], car les traditions populaires abondent en histoires d'ours transformés en hommes et inversement, voire d'accouplements d'ours et de femmes [9] .

D'une part,

[l]'ours est un être humain d'un type particulier. Par là même, il entretient avec les hommes, et plus encore avec les femmes, des relations étroites, violentes, ambiguës et parfois charnelles. Opposer ou associer la bestialité de l'ours et la nudité de la femme est un thème iconographique fréquent dans l'Occident médiéval. [L]'ours, c'est l'animal velu, la male beste et, par extension, l'homme sauvage [10]

D'autre part, Beck met en relief que, grâce à sa ressemblance avec l'être humain, l'ours devint, surtout dans la littérature homilétique et dans les anciens traités de zoologie, le symbole du chrétien pénitent en quête de Dieu pour éloigner de sa vie la potestas diaboli.

Les quelques exemples du XVIIIe siècle n'ayant pas beaucoup de relief, c'est le XIXe qui fouille dans le passé pour s'emparer d'un mythe qui évoque l'intérêt romantique pour la nature, le sauvage, le primitif. Mérimée double ses sources d'inspiration, car il connaît sans aucun doute les Danorum regum heroumque historiae de Saxo Grammaticus, dont il lut la version de 1576, comme le montre une lettre de 1852 [11] . Dans une lettre du 25 mai 1850 à Mme de Montijo le thème de l'ours paraît déjà connu: "Lady Helena m'écrit de Stockholm [...]. Sa fille a fait une fille. Quand on se marie dans un pays pareil on est bien heureux, je trouve, de ne pas accoucher d'un ours blanc" [12] . En outre, lorsque Mérimée avait adressé à la Revue de Paris (numéro 52 de 1833) une nouvelle de Victor Jacquemont, Dialogue véritable, il avait sans doute lu dans le même numéro un conte, L'Homme-Ours, pseudo-traduction du danois publiée par H. C. de Saint-Michel. Dans sa correspondance on retrouve plusieurs lettres où il parle des étapes de rédaction de la nouvelle et de la légende de l’homme-ours. Le 11 octobre il écrit à Mme Delessert:

J'ai léché un peu mon ours, et les personnes timorées qui n'admettraient pas le croisement entre plantigrades, pourront supposer que les bizarreries du héros tiennent à une peur ou à une fantaisie de femme grosse. [13] .

Entre-temps, il se renseigne auprès des médecins sur les relations possibles entre femmes et ours [14] , tandis que ses collègues de l'Académie des Sciences lui fournissent quelques exemples sur des cas pareils [15] . Après la lecture de Lokis au Château de Saint-Cloud le 20 juillet 1869 devant l'Impératrice Eugénie et quelques demoiselles de la cour, qui ne comprirent aucune des possibles références sexuelles - l’auteur ayant réussi à dissimuler les véritables causes de la folie de la dame lithuanienne et des bizarreries du héros - il se décida enfin à remettre sa nouvelle à François et Louis Buloz, auxquels il l'avait jusqu'alors niée. Mérimée fit publier sa nouvelle le 15 septembre 1869 dans La Revue des Deux Mondes sous le titre Le Manuscrit du professeur Wittembach, titre d'invention des Buloz ou de l'imprimeur de la revue, avec Lokis en titre courant. Celui-ci deviendra le titre définitif sur le conseil de Tourgueniev, le jmoude Lokis signifiant l'ours [16] .

2. La réécriture vampirique de l’ours

La nouvelle, qui "s'efforc[e] de disloquer, sinon de miner, la croyance naïve à une réalité stable et à la permanence des lois naturelles […], cherche à accréditer une autre sorte de cauchemar ou plutôt à l'introniser au sein de la réalité " [17] . De plus, le thème du cauchemar nous introduit à une écriture antiphrastique, car, comme l'affirme Jean Decottignies, " [...] le texte de Mérimée devient le champ où s'énoncent contradictoirement à propos d'un même événement un discours d'obédience culturelle et rationaliste et cette autre parole qui prend acte de l'indicible" [18] . Un premier élément de réécriture mériméenne puise à La Morte amoureuse de Gautier, récit introduisant le vampirisme dans les lettres françaises. Comme la raison d'être de la littérature fantastique est la variation sur un thème et que les auteurs qui s'y vouent aiment brouiller les traces du discours originaire, Lokis peut être inclus parmi les textes vampiriques. Ce qui est possible grâce à l'absence de tout personnage-vampire, le thème demeurant dans les plis du texte et supposant différents indices de décryptage. D'après la correspondance de Mérimée, on connaît bien le décalage entre la première version de la nouvelle et la définitive: à partir de la donnée initiale, le viol de la comtesse par un ours, Mérimée crée consciemment une "manie transmissible par le sang"[*] (303), dont la comtesse aurait été victime lors d'une partie de chasse. Le trait commun entre les deux versions demeure la nature bizarre du comte Michel et son ursité, que celle-ci ait été le fruit d'un accouplement monstrueux, ou simplement d'une peur subie par une femme qui après son mariage pouvait être déjà enceinte. Les premiers indices d'une nature vampirique du personnage sont parsemés tout le long du récit et se rapportent avec un mécanisme d'insistance démystificatrice au regard: à voir "l'éclat singulier des yeux" (269 et 274), "son regard avait quelque chose d'étrange" (271), "son regard était perçant" (271), "je voyais son oeil briller de ce feu sombre qui en réalité avait quelque chose d'effrayant" (298), "ses sourcils se rapprochaient et ses yeux prenaient une expression sinistre" (307). Physiquement le comte a "le front haut et développé quoique un peu étroit", les "traits [...] d'une grande régularité", "les yeux [...] trop rapprochés" (271). Ce qui frappe, c’est l'énorme série de références au sang, qui s'adaptent traditionnellement plus aux vampires qu'aux ours. Cependant, lors de la soirée chez Mlle Ioulka, le professeur raconte l'habitude des Indiens d'Amérique de "saigner leur cheval" (295-296) et d'en boire le sang pour ne pas mourir de soif, récit qui attire l'attention du comte qui voudrait savoir le goût de cette boisson, nauséabonde pour tous les présents, sauf pour lui. Suite à cette «soif» de connaissance réitérée aux dépens du professeur, sa fiancée s'écrie: "il est homme à tuer toute son écurie, et à nous manger nous-mêmes quand il n'aura plus de chevaux" (297). Même dans le sommeil le comte «poilu» grogne comme un ogre:

Bien fraîche!... Bien blanche!... Le professeur ne sait pas ce qu'il dit... Le cheval ne vaut rien... Quel morceau friand!... Puis il se mit à mordre à belles dents le coussin où reposait sa tête, et en même temps il poussa une sorte de rugissement (302).

Ici, "fraîche" et "blanche" rappellent le conte des frères Grimm, Blanche Neige: "elle était encore aussi fraîche qu'une personne vivante [...], elle avait l'air de dormir, car elle restait toujours blanche comme neige, rouge comme sang, noir de cheveux comme bois d'ébène". La description de Mlle Iwinska ne laisse plus de doute à ce propos:

- Une peau d'une blancheur vraiment extraordinaire?... Je me rappelle un ghazel persan où un amant célèbre la finesse de la peau de sa maîtresse: "Quand elle boit du vin rouge, dit-il, on le voit passer le long de sa gorge". La panna Iwinska m'a fait penser à ces vers persans.
- Peut-être mademoiselle Ioulka présente-t-elle ce phénomène; mais je ne sais trop si elle a du sang dans les veines... Elle n'a point de cœur... Elle est blanche comme la neige et froide comme elle!... (277).

À la fin de la nouvelle Michel Szémioth, avouant ne pas être amoureux de Mlle Iwinska, affirme: "[...] le sang qui est sous cette peau doit être meilleur que celui d'un cheval" (307). “Le lecteur devine peu à peu qu'on lui décrit un ours à forme humaine, une variante nordique du loup-garou”, mais "[v]ampire et cannibale" [19] , il est fasciné par le sang, "misogyne" [20] , il ne veut épouser Mlle Ioulka que pour sa blancheur et sa fraîcheur. Si la morsure participe de la nature aussi bien des vampires que des ours et même des loups, annonçant ainsi la scène finale de l'épouse égorgée, le cheval dont il a été question à plusieurs reprises le long du récit et que nos brèves citations précédentes ont repris, est un élément des encyclopédistes médiévaux qui relie deux légendes: celle du vampire et celle de l'ours [21] par le biais du loup-garou. En effet, "la nouvelle [...] voit sa signification réduite à celle d'une histoire de loup-garou ou de vampire" [22] , car "[i]t is a variation on the medieval theme of lycanthropy" [23] . Ainsi pourrait-on parler d'une puissance créatrice de mythes chez le conteur, même si nous ne saurions voir réduite la signification de la nouvelle à ces citations hexogènes, à partir desquelles la lecture de Lokis peut de toute façon suivre de nouveaux chemins pour aboutir à une nouvelle interprétation.

Lokis est donc un texte vampirique, un texte d'une grande intelligence qui n'utilise pas le type de figure classique du vampire mais qui, par une multiplication des références, intègre le motif à un autre, et brouille les pistes de compréhension. Le lecteur reconstruit donc l'histoire selon sa culture et l'attention de sa lecture. Il décèle les traits vampiriques pour finalement s'apercevoir qu'il s'agit d'un nouveau motif: l’ours-garou, ou quelque chose du genre [24] .

Mérimée reprend donc un thème déjà exploité [25] et très à la mode [26] , mélange les légendes et les animaux auxquels celles-ci se rapportent, fait disparaître toute référence explicite aux vampires, tout en les citant à contre-jour: d'ailleurs la critique a déjà souligné le rapport qui apparente La Vénus d'Ille à Lokis, dont la deuxième nouvelle "apparaît comme une version farouche et exotique" [27] .

3. «Traduction» linguistique des symboles médiévaux

Lokis s'ouvre, c’est là et le deuxième élément de réécriture, sur le noir de la comtesse [28] , chromatisme qui se rapporte aussi au comte, et se referme sur la colombe (313), dont on devine la blancheur, métaphore désignant Mlle Iwinska entre les griffes du comte/ours, tout comme la couleur de sa peau. Le noir étant la couleur des animaux, coqs ou boucs, que l'on sacrifiait au Diable, en alchimie la noirceur désigne aussi la matière primordiale, l’œuvre au noir, la nigredo. Dans l'iconographie alchimique, la colombe blanche symbolise l'albedo, l’œuvre au blanc qui succède à la nigredo, et au cours de laquelle la materia prima se transforme en pierre philosophale [29] . L'écriture de Lokis possède par endroits ce goût alchimique du Moyen Âge, mais c'est un 'sens' caché qui exige d'être mis à nu. Dans son article, Corinne Beck a inventorié en détail les motifs les plus récurrents sur la description de l'ours dans les œuvres de quelques encyclopédistes du XIIIe siècle [30] . En voilà quelques-uns [31] :

  1. la sexualité: l'accouplement a lieu en hiver, le mâle et la femelle s'accouplent comme un homme et une femme, les mâles respectent les femelles gravides; - la naissance: la femelle engendre après trente jours des petits informes qu'elle lèche pour leur donner forme et vie;
    - particularités physiques: sa tête est faible, sa force réside dans ses jambes et ses reins: voilà pourquoi il se tient debout; l'ours écorché ressemble à l'homme. Son cerveau est envenimé, en manger donne la rage. La femelle est réputée plus forte et plus hardie que le mâle;
  2. le sommeil hivernal: quand il sort de sa fosse, l'ours mange une herbe pour "laschier" son ventre et des "mouches a myel" pour s'éclaircir la vue. Quand ils reviennent au jour, la lumière à laquelle ils ne sont plus habitués les blesse si violemment qu'ils sont frappés d'aveuglement;
  3. antipathie toute particulière envers certains animaux: le taureau, le cerf et le sanglier;
  4. alimentation: il mange indifféremment de la viande et des fruits, mais par-dessus tout du miel;
  5. la graisse d'ours: elle est bonne pour la pousse des cheveux; - l'ours effraye le cheval;
  6. cruauté: l'ours est un animal cruel, habile à faire le mal.

Analysons par ordre. La sexualité de l'ours est bien connue, semble-t-il, de notre auteur, notamment dans le récit du docteur Froeber: deux jours après son mariage, la comtesse suit son époux à la chasse. La chasse et la pelisse en lambeaux révèlent que la scène se passe en hiver et qu'il s'agit là d'un véritable accouplement. D'ailleurs, Mérimée devait en être au courant, étant donné qu’il avait mis tant de soin à le nier en suggérant à la place une peur de femme grosse. La tentative de dévorer la femme échoue grâce à l'intervention du porte-arquebuse du comte, mais peut-on être sûr que l'ours aurait dévoré la comtesse? Ne pouvait-il pas plutôt être enclin à entourer de respect une femme gravide? La comtesse en sort égratignée et avec une jambe cassée, mais cela relève de la rencontre, soudaine et par endroits farouche, entre la bestialité et l'humain. L'expression "ces animaux-là sont sur leur bouche", étayant d’une part l’hypothèse de l’ours-mangeur d’hommes, pourrait bien être, de l’autre, une réinterprétation de l'étymologie de ursus, emprunté par Barthélemy l'Anglais aux étymologies d'Isidore de Séville :

Ursus est vocatus eo quod ore suo format fetus, quasi orsus, ut dicit Isidorus lib°. Xii (traduction de Corbechon: "ainsi appellé pour ce qu'il fourme ses faons a sa bouche"); Barthélemi propose ensuite: Vel dicitur ursus ab urgendo, quia fortiter urget ac stringit quem apprehendit [...] [32] .

Que l'animal prenne son nom de la bouche ou de ses étreintes, si pareilles à celles que les êtres humains s'échangent pendant l'acte sexuel, les deux "étymologies" sont présentes plus ou moins en filigrane dans le texte. Tout naturellement, le comte Michel naît après neuf mois, mais sa mère l'éloigne en criant de tuer la bête. L'ourse, de son côté, engendre au bout de trente jours des êtres informes qu'elle lèche pour leur donner la forme et la vie. Or, Mérimée a bien utilisé une expression relevant de cette observation, lorsque le 11 octobre 1868 il écrit à Mme Delessert d'avoir léché un peu son ours [33] . Mérimée ne se contente pas de remonter aux sources anciennes, mais s'amuse à son tour à jouer avec la langue française, qui possède l'expression "ours mal léché", faisant justement référence à la légende de l'ourson informe que sa mère lèche pour le façonner. Un ours est d'ailleurs un homme insociable, hargneux, qui fuit la société, traits qui rappellent de près le comte Szémioth [34] . Celui-ci répète la scène de sa mère lorsqu'il se trouve entre les griffes d'une ourse, dont le comportement prouve la filiation médiévale: elle donne un "coup de langue" au comte qui, s'étant cru perdu face à la force de l'animal (les encyclopédistes écrivent que "la femelle est plus forte et plus hardie que le mâle" [35] ) fait semblant d'être mort (266-267). La solution du docteur est empreinte de rationalité: “[...] En effet, j’ai ouï dire que ces animaux ne mangent pas les cadavres”. Or, c'est la seule expression qui ne trouve pas d'équivalent au Moyen Âge: elle remonte, en effet, à la fable de La Fontaine L'Ours et les deux compagnons [36] . Que l’ourse ait reconnu son espèce et son ourson, c'est la solution accréditée, mais les rédactions médiévales mettent souvent en évidence que “l'ourse se double de la mère” [37] , en attribuant à l’expression des significations spirituelles. Lorsque le professeur vient d'arriver au château, son attention est attirée à la fenêtre par l'arrivée d'une calèche d'où il voit sortir:

une dame en noir, un monsieur et une femme vêtue comme les paysannes lithuaniennes, mais si grande et si forte, que d'abord je fus tenté de la prendre pour un homme déguisé (260).

Le syntagme "un homme déguisé " se rapporte à la suivante de la comtesse, mais ce qui étonne, c’est que la même expression est employée par les auteurs du XIIIe siècle: comme on peut le constater l'ours se tient debout comme un homme, lui ressemble lorsqu'il étreint quelqu'un, surtout au moment de l'accouplement:

Par cette posture qu'ils lui prêtent, les encyclopédistes font de l'ours un être exceptionnel, échappant au propre même de la condition animale, en font un "animal humain". De même par sa stature [...]. Reprenant une opinion déjà émise par A. Neckam à la fin du XIIème siècle, ceux-ci notent qu'écorché […], l'ours est semblable à l'homme: "ursus excoriatus expresse videtur hominem nudum repraesentare". Par ce trait, l'ours se trouve, on ne peut mieux, défini comme étant un homme déguisé [38] .

Le comte est tourmenté par la migraine (262), il montre un caractère bizarre (259), une “humeur farouche” (262), la comtesse est "folle", "maniaque" (261, 263 et 303), Mademoiselle Ioulka sera de plus en plus la petite folle (307), elle a une "mine rieuse" (307), une "peau blanche" (307), "de cervelle, point" (307), elle est donc "une jolie poupée" (307), à l'instar du personnage hoffmannien. Elle apparaît aussi comme un souvenir nervalien et gauthierien: "[a]u bruit que firent nos chevaux, une jolie tête blonde se montra à une fenêtre entre deux rideaux" (290). L'ours de sa part a la tête faible, le cerveau envenimé donnant la rage si l'on en mange. Tous ces traits ne sont pas seulement les indices d'un mystère latent, comme l'exige le genre, mais une savante connaissance, toujours réélaborée, d'un imaginaire beaucoup plus ancien que les nouvelles fantastiques traitant les vampires ou les métamorphoses. Et si le comte possède en lui une partie d'animalité, le rapport avec les autres animaux, tout comme l'ours, n'est pas des plus cordiaux, surtout avec le cheval, qui revient souvent, comme nous venons de le citer, dans les pages de la nouvelle. Celui de la comtesse est “étranglé” (264), “écorché” (263), et le terme mérite une certaine attention. Celui de la métaphore du récit enchâssé sur la peur et ses conséquences est assailli par les mouches. Celui d'un autre récit enchâssé que nous avons déjà cité saigne. Ceux qui amènent la fiancée le jour des noces "se cabr[ent] [et] s'ébrou[e]nt" (312). Même le chien, quoique celui-ci ne trouve pas d’ancêtre au Moyen Âge, ne montre pas de sympathie envers le comte:

... mais, à quelques pas du comte, [le chien] mit la queue entre les jambes, se rejeta en arrière et parut frappé d'une terreur subite. Le comte le caressa, ce qui fit hurler d'une façon lamentable [...]. Pourquoi les animaux ont-ils peur de moi[...]? Vous ne sauriez croire l'aversion que j'inspire aux chevaux et aux chiens. (281).

D'après les titres provisoires qu'il avait donnés à sa nouvelle (Le Trouveur, Le Dénicheur de miel, Le Filleul de l’ours), Mérimée savait bien que l’ours est gourmand de miel; mais l'un des épisodes chez Mlle Iwinska montre un jeu à mi-chemin entre le sexuel et le mystérieux, où les hommes, un bandeau leur couvrant les yeux, doivent avancer vers un mur pour le toucher d'un doigt qui ira se fourrer “dans quelque chose de froid et de visqueux”, c'est-à-dire dans un pot de miel (297-298). L'inventaire des caractéristiques médiévales arrive à sa conclusion non sans aborder une dernière question: pourquoi la comtesse se calme-t-elle face à la menace du docteur de lui couper les cheveux (265)? Est-ce peut-être parce que la graisse d'ours est bonne pour la pousse des cheveux? Il se peut, mais la coquetterie (le soin des cheveux n’est-il pas un élément coquet?), dernier rempart d'humanité, reste la meilleure solution, du moins du point de vue du très rationnel docteur. Un dernier élément à la saveur antique est la scène de la sorcière, où plusieurs indices renvoient le lecteur à l'image conventionnelle des vieilles femmes sur un “manche à balai” (288) qui vivent dans un endroit sauvage, près d'un tumulus, où "[...] autrefois les poètes et les sorciers, c'était tout un, [se] réunissaient en certaines occasions solennelles" (280). La scène avec la sorcière, représentant "un échantillon de couleur locale" (286), relève de la croyance populaire: “[c]redere nella coincidenza, nel valore malaugurale o fortunato di un incontro […] è dunque manifestazione evidente della fiducia nutrita dalla popolazione nei confronti della mantica o arte della divinazione” [39] . Il s'ensuit que la sorcière est une

grande ossessione dell'immaginario russo, legata all'elemento femminile quale tramite di continuità della tradizione, e perennemente sospesa tra la medicina (la scienza) e l'occulto, [essa] ritorna infatti a popolare anche gli schemi del racconto fantastico [40] .

En effet,

non appartengono [...] alla cultura russa del racconto né spettri (ma semmai diavoli e streghe, il che è ben differente) né ambiguità interpretative (tutto vi si ricompone sempre sulla base dello schema conflittuale tra arte magica e fede, ovvero tra il diavolo e Dio), né "oggetti mediatori" (è netto, mai fluido, il confine fra i mondi), né oscillazione alcuna dei riconosciuti "paradigmi di realtà" (che è la realtà, prima e ultima, della fede) [41] .

L'aspect qui nous intéresse davantage, c'est l'intertextualité avec la culture occidentale du Moyen Âge chrétien qui apparaît nettement dans les mots de la vieille femme questionnée par le professeur sur le mythique "empire des bêtes, la matecznik, la grande matrice, la grande fabrique des êtres" (282): “J'en viens, dit-elle. Les bêtes ont perdu leur roi. Noble, le lion, est mort; les bêtes vont élire un autre roi. Vas-y, tu seras roi, peut-être” (287). Or, Noble est le nom du lion dans Le Roman de Renard: double retour aux origines, littéraires et mythiques, le lion ayant remplacé peu à peu l'ours dans la royauté de la forêt. L'aura slave ou slavisante, consacrée par les multiples références à Messire Thaddée de Mickiewicz [42] , n'arrête pas le glissement continu vers la culture occidentale, point de repère pour l'esprit classique du professeur. D'ailleurs, la séquence de la sorcière est précédée de la citation d'un autre animal, le chat (282), que les commentateurs ont rattaché à une prédilection personnelle de Mérimée; pourtant cet animal, n'était-il pas considéré comme l'incarnation du diable, ayant valeur de preuve lors d'une condamnation pour sorcellerie? La vieille femme reconnaît enfin le véritable élu à la succession et s'adresse au comte: "J'ai tort, dit-elle; c'est toi qui dois aller là-bas. Tu seras leur roi, non pas lui; tu es grand, tu es fort, tu as griffes et dents... " (287), comme si elle voyait une transformation qui ne s'est pas encore accomplie, mais dont les effets sont déjà visibles au-delà des limites du monde humain, à l'intérieur de ce microcosme animal qui joint les deux côtés de la personnalité du comte; celui-ci en est parfaitement conscient et pour cette raison il demandera au professeur: "Comment expliquez-vous, monsieur le professeur, [...] la dualité ou la duplicité de notre nature?... " (304). Il ne reste qu'à tenter d'expliquer la figure du serpent qui glisse de par les champignons vénéneux de la corbeille de la vieille femme. Animal adamique, captivus diaboli, " [l]e reptile, dressé sans doute à ce manège, remu[ant] les mâchoires comme s'il parlait" (288) est le messager d'une tentation qui relève aussi du domaine de la sexualité.

4. Décryptage classique des codes culturels ‘étrangers’

Si les éléments, plus ou moins explicites, qui renvoient au Moyen Âge ont retenu notre attention jusqu'ici, il convient maintenant de relever un autre système de décryptage qui, quoique présent aux yeux du lecteur, ne révèle toute sa portée qu'à une lecture plus approfondie. Lorsque le professeur Wittembach se trouve face à des manifestations de la culture autochtone, il a recours à un intermédiaire interculturel qui permet de 'traduire' les phénomènes en culture occidentale, c'est-à-dire classique. Quelques exemples nous aideront à mieux comprendre. Lors de la rencontre avec la sorcière, les références aux traditions et aux mythes lithuaniens sont immédiatement traduits par le professeur; le Pirkuns samogitien ou le Péroune russe deviennent le "Jupiter tonans des Slaves" (285), la vieille femme devient la "Circé lithuanienne" (286); les mots incompréhensibles de la sorcière sont comparés à des "épigrammes" (287), la panna Iwinska est une “muse” (309). L'épithète latine de Jupiter reviendra dans la lettre que le comte écrira au professeur lors de l'invitation à son mariage: "Jupiter se rit des serments des amoureux. Ainsi fait Pirkuns, notre Jupiter samogitien" (309), où la récurrence se double d'une citation implicite, que l'auteur souligne d'ailleurs en italique, tirée de L'Art d'aimer d'Ovide, poète des Métamorphoses. Au début de la visite au château, face à la question du comte au sujet de la peur que les animaux éprouvent devant lui, le professeur répond métaphoriquement: "- En vérité, monsieur le comte, vous me faites l'honneur de me prendre pour un Oedipe". (281). Cela sous-entend que, s'il l'était, la réponse serait "vous êtes un homme", mais s'il ne l'était pas, la réponse serait à trouver, tout en soulevant des doutes sur l'humanité du comte.

Les traits physiques du comte sont encadrés dans un réseau lexical et sémantique qui relève du mythe grec:

… mais, quand je considérais la taille élevée, la carrure herculéenne de mon compagnon, ses bras nerveux couverts d'un noir duvet, je ne pouvais m'empêcher de reconnaître qu'il était parfaitement en état de m'étrangler avec ses mains, s'il faisait un mauvais rêve (301).

Le décalage entre la description physique et la légende de l'ours est bien évident: en outre celui-ci est introduit par l'adjectif “herculéenne”; le professeur continue en effet en citant les Satires d’Horace:

[...] enfin, il parut s'assoupir, bien qu'il fût pelotonné comme l'amant d'Horace, qui renfermé dans un coffre, touche sa tête de ses genoux repliés:
...Turpi clausus in arca,
Contractum genibus tangas caput...
(301).

Le glissement, dont les premiers indices lexicaux ont été "noir duvet", "m'étrangler", "pelotonné", se conclut lorsque le narrateur commence à entendre "une sorte de râle nerveux" (301) et "un ricanement étrange" (301), grâce auxquels l'on revient au mystère initial et à l'exergue en samogitien traduit lui aussi en latin et en français. Les impressions sur l'étrangeté du comte sont renforcées par le docteur Froeber qui n'hésite pas à classer cliniquement ses maîtres: le comte est “malade”, a “des rêves affreux”, est “peut-être somnambule”, est “nerveux comme une jolie femme”, est “bizarre”, “rôde la nuit”, “lit des livres incroyables” (303), est comme “un Hercule [qui] a besoin d'une Hébé” (304). Il a été le long de la nouvelle le porte-voix du côté infernal de la comtesse qu'il définit “diablesse” à plusieurs reprises (263 et 268) et “diablement méchante” (303); pour expliquer enfin “les histoires de peur et d'envies de femmes grosses” (303) il raconte au professeur l'histoire de Sébastopol où le “héros avait eu diablement peur” (267). Il conclut presque ironiquement “[q]ue le diable l'emporte!” (268), en se rapportant toujours à la comtesse. Mlle Ioulka se présente comme la roussalka, nymphe des eaux qui charme les pêcheurs, les emporte au fond et les mange: “une vraie sirène” (293) s'écrie le professeur, fasciné par la danse de jeune femme, qu'il compare aux “danses sacrées des Grecs” (294). Ce second degré de la production de sens relève d’un univers linguistique et culturel gréco-latin propre à Wittembach. Or, le voyage du comte à travers les étapes d'une métamorphose pourrait sembler celui d'un nouvel Ulysse vers le refuge réconfortant de sa patrie, cette communauté des bêtes que la vieille sorcière lui avait indiquée. Les citations cultivées ne s’arrêtent pas là, à notre avis, s'insinuant au contraire dans les méandres d'une connaissance dont Mérimée ne laisse pas apercevoir tous les détours.

Au début de la nouvelle, le docteur raconte de la rencontre entre la comtesse et l'ours; or, la situation est nettement tracée: c'est une partie de chasse, car les “dames lithuaniennes sont des amazones” (264). Deux récurrences dans la nouvelle présentent un autre animal: le cerf (264 et 287), inventorié lui aussi parmi les ennemis de l'ours. Un autre mythe est lisible en filigrane, celui d'Artémis, dont une version se rattache au mythe de l'ours. On ne fait normalement qu'une fugace référence à cette version du mythe d'Artémis [43] , dont l'ours représente “l'aspect monstrueux, cruel, sacrificateur” [44] . Toutefois le monde grec a gardé une place beaucoup plus ample qu'on ne l’admet généralement à cet animal, dont les liens avec plusieurs mythes et légendes sont surprenants. Salmoxis, oracle-divinité vénéré sous la forme d'un ours chez les Thraces, qu’Hérodote mentionne dans ses Historiai (Ve siècle avant J.-C.), se relie aux disparates facettes du mythe d'Artémis, dont le culte était associé à l'ours. Lorsque les filles faisaient leurs pèlerinages à Brauron pour s'initier à ce culte, on les appelait arktoi, c'est-à-dire ours en grec: les statues et les masques en forme d'ours que les fouilles archéologiques ont récupérés démontrent la validité de l'hypothèse. Un autre mythe, codifié par Ovide dans ses Métamorphoses, mais déjà connu à Athènes au Ve siècle, est associé à la figure de l'ours et à Artémis: celui de Callisto, jeune vierge suivant la déesse, qui attira le désir de Zeus. Le roi des dieux se déguisa en Artémis, approcha de la jeune fille et la séduisit. La séduction traîtresse devint bientôt grossesse, ce qui fit expulser Callisto, à cause de sa trahison du vœu de virginité, du groupe des suivantes de la déesse. Elle accoucha d'un enfant, Arcas, c'est-à-dire l'enfant-ours, mais Héra, en femme trahie, la punit en la transformant en ourse, ce qui détruisit la beauté de la jeune femme que son prénom même indiquait. Lorsque Arcas grandit, il devint chasseur: le sort voulut qu'il rencontre sa mère-ourse et qu'il soit sur le point de la tuer. Zeus intervint et les deux devinrent les constellations de la Grande et de la Petite Ourse.

Transformations of humans into bears or humans born from bear-mothers or from human women impregnated by bears are narrative possibilities all touched upon in this myth and they recur frequently elsewhere [45] .

5. Médiation linguistique et culturelle

Les mythes grecs ont ici une fonction de lien entre la culture «étrangère» pour le professeur Wittembach et ses lecteurs et la certitude de la connaissance et de l'interprétation, mais ces références mythiques sont aussi une importante clé de lecture d'une nouvelle qui se base sur le mélange des thèmes et par là même devient ironique par rapport au genre fantastique.

Déjà les deux écouteurs/lecteurs, Théodore et Adélaïde, qui apparaissent au début et à la fin du récit du professeur et en dévoilent le mécanisme de l'énonciation, devraient être habitués à ce genre de mystère: en fait, ils sont sortis directement du Majorat d'Hoffmann.

Eux aussi ont besoin d'un intermédiaire culturel pour attribuer un sens à un «ailleurs» qui autrement demeurerait incompréhensible, faute d'un système culturel autoréférentiel et d'un héros/narrateur épris de langues anciennes ou mortes, autrement dit dont la valeur s’avère métalinguistique.

Pour le philologue, l'identité des deux termes peut définir l'identité d'un personnage. Il ne voit pas que, grâce à ses recherches, il est toujours simultanément dans deux pays, dans deux époques. Il se contente d'accumuler les mots, les documents, les observations sans les interpréter. Ainsi il ne risque point de passer par cette confusion que Todorov attribue aux héros du fantastique. Il incombe donc au lecteur d'interpréter l'énigme du fantastique que suscitent à la fois l'identité glissante de la créature humaine et l'ambiguïté de son langage dans cette nouvelle qui semble à bien des égards prendre le contre-pied de "La Belle et la bête" [46] .

La conclusion de la nouvelle, tout en donnant une solution cruelle et abominable aux indices de duplicité/dualité du comte homme/ours, ne renseigne point sur la fin de Michel. Peut-être celui-ci s'est-il réfugié chez ses compatriotes les animaux, abandonnant la communauté des hommes. Les nuances se confondent comme si l'auteur ne voulait pas émettre un jugement, ce qui marque la victoire définitive d'une tolérante objectivité.

Le scandale ne consiste pas cette fois dans les conséquences d'un éventuel accident génétique, d'une hybridation contre nature survenue à l'intérieur d'un règne. Il ne s'agit pas d'une infraction limitée aux règles de la biologie, qui d'ailleurs admettent parfois des croisements. Le récit, insidieusement, amène à envisager l'hypothèse que les frontières les plus hermétiques de l'univers sont en réalité franchissables par des êtres absolument étrangers aux normes reconnues, qui n'appartiennent pas à l'humanité, mais qui en ont la ressemblance, la nostalgie ou la haine, qui traversent les miroirs, qui n'ont pas besoin de vivre pour sentir et agir, qui surtout ignorent la barrière décisive qui sépare l'inerte de l'inanimé, le métal de la chair, l'objet fabriqué de l'être engendré, frémissant, périssable [47] .

La nature de Michel demeure donc brouillée parmi les références et les interférences d'une hégémonie culturelle et linguistique qui ne laisse transparaître qu'à la fin l'autonomie de l'altérité. Si Decottignies affirme que Lokis est porteur d'une vision pessimiste de l'humanité, d'une lutte perdue d'avance entre civilisation et sauvagerie au fil d'un fantastique superficiel, Michèle Simonsen atteint en revanche une autre solution beaucoup plus nuancée: les rapports entre nature et culture sont indispensables et impossibles à la fois.

Parmi les créations fabuleuses dans lesquelles les hommes ont concrétisé leurs relations compliquées avec l'animalité, on pourrait peut-être distinguer les trois figures modèles du Centaure, du Totem et du Loup-Garou. Le centaure, synthèse harmonieuse de l'animal et de l'homme, est tout à fait étranger à l'univers de cette nouvelle. Par contre, le Lokis, l'ours de cette histoire semble bien y assumer à la fois les propriétés antithétiques du totem et du loup-garou. La figure de Michel Szémioth, divisé entre son côté humain et son côté animal, et optant finalement pour ce dernier, concrétise les mêmes frayeurs (fascination/répulsion) que les loups-garous de l'imagination populaire. Mais en égorgeant Ioulka, en répétant et achevant le geste de la bête qui jadis attaqua sa mère, il affirme sa filiation avec l'ours son père qu'il venge en quelque sorte: comme ces tribus qui adorent un totem, figure d'un animal bénéfique - fût-il dangereux dans la réalité - dans lequel elles voient l'origine du clan, et donc son protecteur et la source de sa vitalité. Le Lokis du titre comporte aussi cet aspect totémique. Quand le comte [...] peut enfin regagner son véritable domaine, la forêt, "la grande matrice", il s'agit à la fois d'une régression et d'une réintégration [48] .

Régression et réintégration qui peuvent avoir lieu, nous le rappelons, grâce à une langue s’appropriant les codes linguistiques et culturels ‘autres’ pour les ‘traduire’ en un système homogène de signes porteur de connaissances établies à jamais, seul le récit demeurant le lieu de l’inconnaissable.

Notes

[1] Fonyi, Antonia. Introduction à La Vénus d'Ille et autres nouvelles, Paris, Flammarion, 1982, p. 7. Retour

[2] Lettre de Mérimée à Gobineau du 29 novembre 1868. Retour

[3] 1866 La Chambre bleue; 1868 Djoûmane, 1869 Lokis. Seule la dernière fut publiée du vivant de l'auteur, les deux premières figurant posthumes dans les Dernières Nouvelles (1873). Retour

[4] Il a commencé Lokis à Fontainebleau où il se trouvait, hôte des souverains, du 22 juillet au 14 août 1868. Retour

[5] Cet engouement pour la Russie remonte à 1849 lorsque Mérimée traduit La Dame de Pique de Pouchkine dans La Revue des Deux Mondes. Retour

[6] Dans une lettre de mai 1867 il affirme aussi avoir étudié la langue lithuanienne. Retour

[7] Les exemples narratifs dans les littératures germaniques et finnoises anciennes sont nombreux (les sagas en ancien islandais, l'anglo-saxon Beowulf, la poésie finnoise traditionnelle publiée en 1835 par Elias Lönnrot). Cf. Salvat, Michel. L'Ours dans la symbolique médiévale, L’Animalité. Hommes et animaux dans la littérature française, Tübingen, A. NIDERST (éd.), Gunter Narr Verlag, 1994, p. 55 et Edinger, H. G.. «Bear» Dictionary of Literary Themes and Motifs, London, N. Y., WestPort (Connecticut), Jean-Charles Seigneuret Editor, Greenwood Press, 1988, pp. 159 et passim. Retour

[8] Les spectacles des ours remontent déjà au IVe siècle à Athènes. En France, Le Roman de Renard, les chansons de geste, les romans antiques et courtois, le Tristan de Béroul mis à part, le roman Valentine et Orson (1489), l'histoire d'un enfant perdu dans la forêt et élevé par une famille d'ours, eut une énorme popularité. À Londres aux XVIe et XVIIe siècles non seulement les familles nobles organisaient des luttes entre ours, mais le Beargarden était situé tout près du shakespearien Globe Theatre et lui faisait concurrence. L'image de l'ours revient en général dans toutes les œuvres poétiques comme The Faerie Queene (1590-1596) de Spencer, et narratives. Shakespeare lui-même fait de nombreuses allusions à cet animal dans ses pièces (par exemple Macbeth et The Winter's Tale). (Edinger, 1988, pp. 159-160). Retour

[9] Salvat, 1994, p. 65. Retour

[10] Salvat, 1994, p. 65. Retour

[11] Mérimée, Prosper. Correspondance générale, établie et annotée par Maurice Parturier, avec la collaboration de Pierre Josserand et Jean Mallion, Paris, Le Divan, puis Toulouse, Privat, 1941-1961, tome VI, pp. 393-394. Une autre possible source est la traduction des Histoires tragiques de Matteo Bandello par François de Belleforest au XVIe siècle, où l'on raconte, citant l'histoire de Danemark, qu'un ours avait ravi une belle fille, que celui-ci était tombé amoureux d'elle et qu'à la fin elle avait accouché d'un enfant velu comme un ours, mais en tout pareil à un homme. Retour

[12] Mérimée, Correspondance générale, tome VI, pp. 53-54. Retour

[13] Mérimée, Correspondance générale, tome XIV, p. 264. L’expression “lécher son ours” reviendra dans notre étude. Retour

[14] Notice à Lokis par Pierre Josserand, dans Mérimée. Carmen et treize autres nouvelles, édition établie, présentée et annotée par P. Josserand, Paris, Gallimard, Collection Folio, 1965, pp. 479-482. Voir aussi Notice à Lokis sans auteur ni date; et Mérimée. Théâtre de Clara Gazul. Romans et Nouvelles, édition établie, présentée et annotée par Jean Mallion et Pierre Salomon, Paris, NRF, Gallimard, 1978, pp. 1621-1629. Retour

[15] Mérimée, Correspondance générale, tome XIV, p. 353. Lettre à Jenny Dacquin du 2 janvier 1869. Retour

[16] Tourgueniev lui avait notamment conseillé de réécrire la scène de la sorcière et l'un des chapitres. Retour

[17] Caillois, Roger. Le Fantastique chez Mérimée”, Rencontres, Paris, PUF, Collection écriture, 1978, p. 138. Retour

[18] Decottignies, Jean. Lokis. Fantastique et dissimulation, Revue d'Histoire Littéraire de la France, Paris, 71, janvier-février 1971, p. 29. Retour

[*] * Mérimée. Carmen et treize autres nouvelles, op. cit.. Dorénavant c’est de cette édition que nous citerons en nous bornant à n’indiquer que les pages entre parenthèses. Retour

[19] Caillois, 1978, p. 139. Retour

[20] Caillois, 1978, p. 139. Retour

[21] Peut-être s'est-il inspiré du recueil (1812-1822) des frères Grimm, où l'ours revient dans plusieurs contes comme une créature amicale, ou du Über das Marionettentheater (1810) de von Kleist, ou encore de l'ouvrage de Robert Southey The Three Bears (1837), ou du poème de Heine Atta Troll (1847): dans toutes ces œuvres cependant la figure de l'ours devient celle d'un être supérieur à l'homme, représentant la force de la nature et la quête du sauvage et du primitif contre les laideurs de la civilisation. Retour

[22] Hiller, Anne. «Une lecture de Lokis. Variation sur la chute», Nineteenth-Century French Studies, Fredonia, VII, 1-2 (Fall Winter 1978-1979), p. 19. Retour

[23] Heywood, Thomas. «Prosper Mérimée: Lokis», French Studies, 1, 1947, p. 368. (Cité par Hiller, 1978-1979, p. 19, note n. 8). Retour

[24] Montaclair, Florent. Le Vampire dans la littérature et au théâtre: du mythe oriental au motif romantique, Besançon, Presses du Centre UNESCO, 1998, p. 88. Retour

[25] “L'auteur de Carmen reprend après Nodier le thème du vampirisme”. Breuillac, Marcel. «Hoffmann en France. étude de littérature comparée», Revue d'Histoire Littéraire de la France, Paris, 14, 1907, pp. 74-105). Retour

[26] Il y a plusieurs éléments qui peuvent relier la nouvelle de Mérimée à La Morte amoureuse de Gautier et au Vampire de Polidori, aussi bien qu'à d'autres textes de la tradition fantastique et du patrimoine des fables. Une vision synchronique des rapports de Mérimée avec son siècle et les littératures limitrophes, notamment l’anglaise et l’allemande, aurait dépassé les limites et les buts de cette étude. La nouvelle de Mérimée résume et concentre les caractéristiques de l’anti-héros romantique épris de mélancolie et de démoniaque aussi bien que celles du Romantisme français, féru de Moyen Âge et de légendes, mais, à notre avis, pour «aller outre», Mérimée étant un homme à mi-chemin entre les ténèbres des passions et la lucidité de la raison. Pour une vision plus ample de ce contexte voir l’essai très détaillé de Schmittlein, Raymond. Lokis. La dernière nouvelle de Prosper Mérimée, avec dix-sept bois originaux de V. K. Jonynas, Bade, éditions Art et Science, 1949, pp. 311. Retour

[27] Caillois, 1978, p. 139. Voir aussi Risco, Cristina. «Noces sanglantes chez Mérimée. La Vénus d'Ille et Lokis», Littératures, 22, (printemps 1990), pp. 83-91. Retour

[28] Les éléments chromatiques souvent opposés participent de la nature angélique et démoniaque à la fois de la femme et de l’éternel féminin dans cette nouvelle et dans l’imaginaire romantique comme le met savamment en évidence Mario Praz sans son célèbre essai, La carne, la morte e il diavolo nella letteratura romantica. Retour

[29] Cf. Encyclopédie des symboles, édition française établie sous la direction de Michel Cazenave, Paris, Librairie Générale Française, 1996. Retour

[30] Beck, Corinne. «Approches du traitement de l'animal chez les encyclopédistes du XIIIe siècle. L'exemple de l'ours», Atti del convegno L’enciclopedismo medievale, (San Gimignano 1992), a cura di Michelangelo Picone, Ravenna, Longo, 1994, pp. 167-169. Retour

[31] Les encyclopédistes cités sont Thomas de Cantimpré, Brunetto Latini, Barthélemy l'Anglais et Vincent de Beauvais. Celui que nous reportons dans cet article n'est qu'un résumé des traits que Corinne Beck a récupérés dans son analyse synoptique; nous nous bornons d'ailleurs aux éléments qui relèvent d'une certaine importance dans notre étude. Retour

[32] Salvat, 1994, p. 58. Jean Corbechon traduisit De Proprietatibus rerum de Barthélemy l'Anglais en 1372. Retour

[33] voir note [13]. Retour

[34] voir Le Petit Robert, lexèmes «ours» et «lécher».Retour

[35] Beck, 1994, p. 168. Retour

[36] V, 20:"L'autre, plus froid que n'est marbre/Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,/Ayant quelque part ouï dire/Que l'ours s'acharne peu souvent/Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire". Cité dans Mérimée, Théâtre de Clara Gazul. Romans et nouvelles, op. cit., p. 1634, note n. 1 de la page 1056. Retour

[37] Beck, 1994, p. 172. Retour

[38] Beck, 1994, p. 170. Retour

[39] Bonadiman, Beatrice. «Ogni vecchia è una strega. Origine storica della magia in area slava», Geografia, storia e poetiche del fantastico, a cura di Monica Farnetti, Firenze, Casa editrice Leo S. Olschki (Biblioteca dell'Archivum Romanicum, serie I, vol. 262), 1995, p. 61. Retour

[40] Bonadiman, 1995, p. 71. Le critique souligne aussi l'influence d'Hoffmann chez des auteurs tels que Gogol, Lermontov, Pouchkine. Retour

[41] Bonadiman, 1995, p. 70-71. Retour

[42] Paru en 1854 et traduit en français par Ostrowski en 1859. Retour

[43] “[...] on peut à coup sûr comparer à Artémis cette «dea Artio» représentée sur des statuettes gallo-romaines trouvées à Muri près de Berne” Salvat, 1994, p. 55. Retour

[44] Salvat, 1994, p. 55. Retour

[45] Edinger, 1988, p. 158. Retour

[46] Riese Hubert, Renée. «Lokis, la recherche de l'identité et l'énigme fantastique», Nineteenth-Century French Studies, Fredonia, VIII, (1979-1980), p. 235. Retour

[47] Caillois, 1978, p. 140. Retour

[48] Simonsen, Michèle. «Nature et Culture dans Lokis de Mérimée», Littératures, VI, 23, (octobre 1976), p. 93. Retour

Bibliographie essentielle

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