Suzanne Dracius est à la littérature francophone ce que Rosa Parks est au mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. En ces temps noirs et blancs, quand Rosa Parks, couturière de son état, fille de James et de Leona McCauley, refusa de céder sa place à un blanc, la calazaza des hauteurs de Balata était à peine née. Ecrivaine de son état, tissée et métissée, couturière et tisserande telle une Pénélope moderne ou une Shéhérazade déjouant la mort en tissant des histoires. Son métier à tisser, elle le doit à son métissage ethnique et linguistique. Créolo-franco-gréco-latine, Suzanne Dracius est une conteuse doublée d’une plume d’affront et à fronde. Son univers est enraciné dans la modernité de ses choix : roman, nouvelles, théâtre et poésie «urbaine et suburbaine » . Son identité est universelle, sa muse est africaine, son tort ? Un moi grec (comme disait Borges), un soi latin comme elle est de son nom, et une voix calazazine qui a bu de toutes les eaux.
Armée d’une langue de l’ici et de l’ailleurs, Suzanne Dracius s’apparente à cette lignée d’écrivaines qui refusent un monde fait en leur absence. Et justement ! La présence est l’enjeu immédiat de l’écriture draciusienne. Exiger sa part de l’histoire, revoir où se situe la rupture, contrecarrer l’assujettissement, déjouer le mythe de la couleur, s’ériger comme voix alternative et occuper un espace, une place – dans un bus ou dans les us littéraires – peu importe, elle refuse le fatalisme de l’invisible, elle veut être. Elle veut être debout.
Toute son œuvre est une quête de réhabilitation, de démythification d’une histoire écrite au détriment d’une humanité exclue de l’histoire pendant des siècles. Il s’agit donc de combler une absence par l’effet d’une présence à travers des écrits où se mêlent révolte et cheminement ascendant.
De sa Martinique natale d’où s’élève sa voix, Suzanne Dracius nous a déjà livré plus d’un livre : L’autre qui danse(roman, 1989), Rue Monte au Ciel (nouvelles, 2003), Lumina Sophie dite surprise (théâtre, 2005) et bien d’autres.
Ces héroïnes lui ressemblent. Entre une Rosa Parks et une Lumina Sophie ou une Léona tout court, la gémellité ne peut être que flagrante. Il y a forcément de quoi lire.
Son tout dernier, Exquise déréliction métisse. (Desnel, 2008) est un recueil de poèmes aux délices multiples. Une voix toute décidée et qui traverse notre temporalité avec un verdict fort résonnant :«Dès lors, ce vingt-et-unième siècle sera féminin ou ne sera pas.»
Prosopopées suburbaines ouvre ce recueil de poèmes. N’est-ce pas du déjà lu ? La montagne de feu. De feu, de lueur et de cendres : Aux cendres de Cendra. Un poème qui se lit jusqu’à la fin car il faudrait bien le souligner :
Cendra, elle s’appelait Cendra.
Lorsqu’il l’a consumée des feux de son faux amour
Criminel, a-t-il regardé son visage ?
L’unique objet de ses pensées, c’était Cendra :
Réduire en cendres Cendra comme on réduit en esclavage.
Noire : une couleur qui seyait bien le temps des luttes alors que l’auteure annonce l’émergence d’un monde décomplexé du regard de l’autre. Le regard de l’Autre n’est plus supplice mais «quel Autre, au demeurant ? ». Il y a bien du souligné mais aussi du fort-annoncé : une peau marquée du sceau du défi : «Subnigra sum sed formosa ». Quelle belle équation ! Cette voie qui monte, en écho au «Cantique des Cantiques », à la voix de la noire reine de Saba : «Monte, incantatoire, ta complainte:/ Nigra sum sed formosa […] Que monte, ô victoire, ton cantique : Subnigra sum sed formosa ».
Et les langues se délient, se mêlent, se métissent et traduisent la même généalogie de la plaie :«Muchacha, antaño te acorralaron/ Detras del telar/ Y noches enteras pasabas velando/ De ahora en adelante tendrás que vigilar/ El telar del mestizar ». Pérennité d’un parcours initiatique au féminin tout fait de pluralisme et d’universalité.
Et l’histoire se crée moitié mots, moitié maux, et l’on apprend que derrière le silence s’érigent l’ombre d’une identité façonnée par l’épreuve du temps. Entre «l’enfance » toute mythique et lointaine et «l’En-France », insidieuse dénomination ; la poétesse recouvre sa raison d’être :«les deux mamelles de l’enfance:/ Métissage, moderne marronnage. / Seule mammoplastie de l’En-France, Exutoire/ Fort/ Propitiatoire. /
Pointe des Nègres est un rappel de l’incommensurable tragédie de la traite négrière. Bien plus : un appel à nommer l’oubli et la dépossession :
D’ores et déjà, désormais
Je fais assaut d’urbanité
Sans parvenir à oublier
Que je me nomme «Pointe des Nègres »
Dépossédée de mon nom d’Afrique
Que dire des subtilités et des jeux de langue ? Que faut-il entendre de la souffrance (sous-France) durant cette première déportation ? Il y a bien à méditer sur le vocabulaire de la traite négrière, la déportation rappelle un passé récent (sous-France) mais sous cette même France, ne trouve-t-on pas un précédent historique qui ne dit pas son nom ? <12p>
Là débarquèrent
Naguère
Les frères
Et sœurs d’Afrique
En souffrance
Sous France
Sous France
Déportés.
Toutefois, une intertextualité récurrente domine ces textes bien qu’elle n’altère en rien leur beauté. Un lecteur averti réalisera très vite que les thèmes chers à Suzanne Dracius sont repris dans ce recueil. L’exil, l’ombre africaine, l’histoire, la traite des Noirs, la femme, le marronnage, l’identité et le métissage linguistique apparaissent avec insistance comme si son œuvre est UNE et indivisible :
Quel nom d’Afrique pouvait sourdre ?
Fus-je criée Mabélé, Oto/ Monkili, Molongo, ou Hmsé ?
[…] Tchip ! comment avaient-ils rauqué
«Terre ! Terre ! » en leur langues d’Afrique ?
Terre je suis suburbaine
Multicolore, à ce jour
En mon hypermarchand rond-point
Quelle noire lumière diffuse mon phare ?
VENI, VIDI, VIXI (Je suis venue, j’ai vu, j’ai vécu) est le deuxième chapitre du recueil. Le texte qui ouvre ce chapitre Antonomase en temps de cyclone est un texte aussi bien didactique qu’explosif. La formation classique de Suzanne Dracius y apparaît comme un atout pour son écriture et vient donner, comme dans d’autres textes, une légitimité à son énoncé. De son enfance scéenne à la prise de conscience identitaire, «La mi-ceci-mi-cela » se découvre comme une figure de style à proprement parler. Elle recouvre et assume sa complexité: «Existe la réappropriation d’un être dans son intégrité/ - Sa totalité recouvrée, / Son entièreté assumée». Ainsi, de la palinodie à l’antonomase, de l’oxymore à l’hapax, du chiasme à la tautologie, du palindrome à l’anagramme se construit l’idée d’un destin.
L’entrebâillement de la porte est un texte qui cultive une espérance à la mesure du mythe de Pandore ou celui de sa jumelle Eve dirions-nous. Elles, premières femmes, selon l’un ou l’autre mythe, ont hérité d’une insidieuse réputation : elles symbolisent l’origine des maux de l’humanité. Ainsi est né le mythe : entre une main tendue à un fruit et une autre ayant soulevé un couvercle, le destin de toutes les femmes fut scellé. La déconstruction du mythe se réalise dans une perspective de marronnage moderne :
Dresse-toi, libre, tu es là,
Fière, affranchie, Pandora.
Marronne de corps et de cœur,
Marron de force et de couleur,
Pour marronner, faire le mur,
Fuir, altièrement fugueuse.
[…]
Dans l’entrebâillement de la porte, là,
Paraît ton présent, Pandora.
Parée pour ta révolution,
Telle une ultime abolition,
Parée, oui, de tous les dons,
Femme debout sur fleurs haut levées,
Ecarlates, écartelées,
Bien plantée, fermement campée
Dans la confusion de tes sangs.
Le troisième chapitre Entre Mont Pelé et mont de Vénus est un éloge à la femme et à la féminité. La montagne de l’incandescent (Mont Pelé), symbole d’une révolte faite de pierre et de lave s’associe, en marronnage vertical, à la Femme (mont de Vénus). Des textes écrits et réécrits, voire traduits par d’autres Vénus : en anglais (Samantha Barton, Carole Edwards et Diane Fuchs), en créole (l’auteure Suzanne Dracius) et en espagnol (Yael Weiss).
Les trois derniers chapitres CARMINA AMICITIAE, LACONIQUE ART POETIQUE et CLAUSULE nous renvoient à des textes qui marquent la quotidienneté de l’artiste. Une quotidienneté du vécu et une source d’originalité. Dans les textes de ce recueil, le mythe est un référent qui transgresse le temps afin de donner une synonymie à notre modernité. Il vient ainsi au secours d’une écriture de révolte puisant, à la fois, dans la rhétorique comme dans l’historique. Exquise déréliction métisse se lit d’une seule traite et jusqu’au point final. Procrastinateurs s’abstenir.