Un monochrome poétique de Georges Fourest

Introduction

Lorsqu’il publie en 1909 aux Éditions Messein son premier recueil de poèmes, La Négresse blonde, Georges Fourest (1864-1945) n’est pas totalement un inconnu. Au cours de la dernière décennie du dix-neuvième siècle, il a conquis une certaine notoriété en déclamant ses textes dans les cabarets littéraires parisiens et en les publiant dans diverses revues de la décadence finissante telles que Le Décadent, L’Ermitage ou La Plume. La Négresse blonde reprend nombre de ces poèmes, parmi lesquels la fameuse Épître falote et testamentaire pour régler l’ordre et la marche de mes funérailles; (1997, p.117-121). Y figure également une curieuse création, qui pourrait décourager toute velléité de commentaire. Il s’agit du Pseudo-sonnet que les amateurs de plaisanterie facile proclameront le plus beau du recueil[1] (p.41-42):

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Nemo (Nihil, cap. oo)
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(*) Si j’ose m’exprimer ainsi !
(Note de l’auteur)

Il serait naturellement tentant de s’emparer de la qualification de “plaisanterie facile” et de s’en tenir là. L’épigraphe plus que laconique et la “Note” ironique “de l’auteur” semblent y inviter. Mais peut-être serait-ce justement trop facile, et peut-être les clins d’œil de l’auteur sont-ils aussi des leurres. Or, ce qui se donne à voir plutôt qu’à lire dans ce Pseudo-sonnet n’est précisément pas rien : c’est un texte, qui ne dit rien, certes, mais qui, ce faisant, signifie qu’il ne dit rien – et qui donc manifeste la possibilité qu’a un texte de ne rien dire. C’est précisément aux implications de ce «rien» que je veux ici m’attarder. Je mettrai tout d’abord le poème de Fourest en relation avec certaines «traces du rien » dans la littérature des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Je montrerai ensuite qu’écrire le rien n’est pas très différent de le peindre, et j’établirai une analogie entre la démarche de Fourest et celle des Artistes incohérents, en particulier celle d’Alphonse Allais dans ses “peintures monochroïdales”. Enfin, en m’appuyant sur l’histoire du sonnet dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, je préciserai de quelle façon le Pseudo-sonnet de Fourest fait écho au Sonnet en yx de Stéphane Mallarmé.

Petite histoire du rien

L’idée qu’on puisse écrire le rien – qu’une orchestration du vide vaille mieux que des mots – n’est pas neuve. Il y aurait même une histoire des introductions au rien, des mises en scène du silence. Au dix-huitième siècle déjà, Lawrence Sterne dans Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme ménage plusieurs chapitres qui ne contiennent aucun texte[2]. Il a soin de laisser des feuillets en blanc, ce que ne fait pas Voltaire dans Micromégas. Habitant de Sirius, Micromégas effectue un périple sur la terre, où il a l’occasion de deviser avec les hommes. Avant de partir, “il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, […] et que dans ce livre ils verraient le bout des choses” (1972, p.121). De fait, il ne manqua pas à sa promesse :

Effectivement, il leur donna ce volume avant son départ : on le porta à Paris à l’Académie des sciences ; mais, quand le secrétaire l’eut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout blanc : Ah ! dit-il, je m’en étais bien douté (1972, p.121).

Les pages blanches du livre existent, puisque Voltaire le dit, mais elles ne sont pas données à voir au lecteur. L’absence des mots, le refus d’un discours articulé, peuvent être signalés autrement que par le récit (le “livre” était “tout blanc”) ou par l’intromission de pages blanches dans le corps du texte. En tête de l’édition de 1845 du Chef-d’œuvre inconnu, Balzac place une dédicace “à un Lord” suivie de quatre lignes de points[3]. Les points signifient que quelque chose eût pu être dit, mais l’équivoque est maximale. Est-ce une longue dédicace, comme Balzac en avait parfois le secret, qui devait se trouver là [4] ? Est-ce plutôt une épigraphe ? Et qu’eût dit cette épigraphe – ou cette dédicace ? De plus, le quasi silence du paratexte renvoie au quasi silence de la toile de Frenhofer, finalement dévoilée, à ce monochrome de croûte grisâtre d’où n’émerge qu’“un pied nu […] mais un pied délicieux, un pied vivant ! ” (1990, p.55). La succession des points est l’artifice typographique minimal pour signaler un discours virtuel – qui n’est pas tenu, qui pourrait l’être, qui devrait l’être, mais qui n’a pas lieu pour une raison qu’il appartient au lecteur de décoder. Dans Moi-même, une œuvre de jeunesse écrite peu avant 1800, Charles Nodier raffine le procédé. En effet, ce “roman qui n’en est pas un, tiré de mon portefeuille gris de lin” “pour servir de suite et de complément à toutes les platitudes littéraires du dix-huitième siècle” voit son chapitre 9, intitulé Le meilleur du livre (1985, p.77), ne comporter qu’une seule page émaillée de divers signes de ponctuation. J’écris bien émaillée, et non couverte, car les points, virgules, doubles points, points-virgules, points de suspension, points d’exclamation et d’interrogation, parenthèses et tirets sont également séparés par des espaces blancs d’importance variable. La panoplie presque complète des signes de ponctuation et la présence de nombreux blancs sont le signe d’un discours pleinement structuré, même si, en l’occurrence, il est absent, non écrit par un auteur facétieux qui fait ses gammes. Dans un Avant-propos à une réédition de La Négresse blonde (1957), José Corti a suggéré que cette page de Moi-même ait pu être une source d’inspiration pour Fourest, mais c’est impossible. L’anti-roman de Nodier est resté inédit du vivant de l’écrivain et n’a été publié pour la première fois qu’en 1921, chez Champion. Fourest ne pouvait donc le connaître au moment de composer son Pseudo-sonnet. Par contre, il avait sans doute lu La Fée aux Miettes, du même Nodier, où il a pu découvrir, stade intermédiaire, que le meilleur d’un livre est ce qui en est “le plus court”. Nodier intitule effectivement le chapitre XXVI de son conte Le dernier et le plus court de la narration de Michel, qui est par conséquent le meilleur (1882, p.257).

Dans son ouvrage consacré à La peinture monochrome, Denys Riout donne un autre exemple de remplacement du texte par une suite de signes a priori non signifiants (2006, p.386). Dans Le Charivari du 2 mai 1839 figure un long reportage fictif sur la fête du Roi, en fait constitué de six pavés de «o» disposés en lignes régulières. Une légende décode – et désamorce – la fiction du texte, en expliquant que le Roi fit un discours de remerciement et en décrivant les mets, cadeaux, ornements et divertissements qui caractérisèrent la fête. La réitération des «o»> peut symboliser l’artifice et la démesure de la fête officielle – comme les “o(h)” d’admiration qu’est contraint de prononcer le peuple aligné en rangs d’oignons dans toutes les dictatures. Elle permet aussi, par le biais de la légende, une expression indirecte – et dès lors admissible – de la critique. Les «o» du Charivari peuvent faire penser aux «x» du Pseudo-sonnet de Fourest, mais chez ce dernier aucune légende n’aide à appréhender ce que le poème ne dit pas. C’est en se référant à des démarches non pas strictement poétiques ou littéraires mais picturales que la valeur des«x» fourestiens pourra davantage s’éclairer.

Détour pictural

Comme le laissait entendre l’exemple du Chef-d’œuvre inconnu, l’abstention du texte, par quelque procédé que ce soit – page blanche ou noire[5], ligne de points, suite de signes de ponctuation, réitération d’une seule lettre – connaît un équivalent pictural dans le déni de la représentation, dont la forme la plus radicale serait le monochrome. Dans le cas de Frenhofer, l’“espèce de brouillard sans forme” (Balzac, 1990, p.55) obtenue est purement accidentelle : elle est la conséquence tragique d’une recherche de l’absolu qui devient obsession – et maladie. Des monochromes non plus fictifs mais réels, et non plus accidentels mais délibérés, apparaissent aux cimaises au début des années 1880, dans le contexte des expositions des Arts incohérents. En 1882, le jeune écrivain Jules Lévy eut l’idée de “faire une exposition de dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner[6]. Le succès fut aussi considérable qu’inattendu, en dépit des conditions de visite déplorables. Jules Lévy renouvela l’expérience plusieurs fois jusqu’en 1889, généralement avec succès sauf pour la dernière exposition. Des œuvres incohérentes cependant il ne reste pratiquement rien, hormis les témoignages qu’apportent les catalogues des expositions et hormis L’Album Primo-Avrilesque d’Alphonse Allais. En 1883, en effet, l’inventeur des «vers néo-alexandrins» exposa aux Arts incohérents une Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, constituée en réalité d’une feuille de bristol blanc. Il persévéra en 1884 avec sa Récolte de tomates sur le bord de la Mer Rouge par des Cardinaux apoplectiques, confectionnée par le biais d’un morceau d’étoffe écarlate. Il présenta en outre la partition d’une Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd. La portée y était évidemment vide de toute note, mais non d’une indication quant à l’interprétation, qui aurait à se donner “lento rigolando”. Dans l’Album Primo-Avrilesque paru en 1897, Alphonse Allais enrichit son musée “monochroïdal[7] de plusieurs œuvres dont une Ronde de pochards dans le brouillard et une Stupeur de jeunes recrues devant ton azur, O Méditerranée.

Comme l’a indiqué Daniel Grojnowski, les Arts incohérents “ont formé une avant-garde sans avancée […]. Ils démontrent a contrario le caractère déterminant des institutions pour qu’une production soit reconnue et transformée en œuvre d’art” (1981, p.74). Il faut toutefois nuancer. Si les artistes incohérents ne se sont pas imposés, ils ne le doivent pas seulement à une institution qui n’était pas prête à assurer la réception de leurs oeuvres ; ils le doivent aussi beaucoup à eux-mêmes. C’est que les monochromes allaisiens, pour m’en tenir à ce seul exemple, ne contestent pas la représentation même, mais une certaine représentation, une certaine façon de représenter. Ils peuvent se regarder comme une critique de l’estompement apparent du réel tel qu’il apparaît notamment sur les toiles impressionnistes ou pointillistes. Ce n’est pas pour rien que la Récolte de tomates reçoit, dans l’Album Primo-Avrilesque, le sous-titre Effets d’aurore boréale. Les titres de tableaux sous forme d’effets (par exemple de brouillard ou de nuit) sont une des marques de fabrique, déjà presque un cliché, des peintres impressionnistes ou des épigones de Whistler. Aussi, la dérision des Incohérents peut-elle se juger à certains égards conservatrice, sinon réactionnaire. Les monochromes d’Allais sont des monochromes figuratifs qui, comme le précise leur titre, sont supposés représenter quelque chose, mais qui en fait dénoncent une représentation bancale, inadmissible, où le quidam n’entraperçoit rien de ce qu’il s’attend à voir, où il ne voit effectivement qu’un bristol blanc ou qu’une étoffe rouge. S’ils font rire le public, c’est aux dépens d’une autre représentation – et d’un art nouveau. D’autre part, les Incohérents se sont voulus des amateurs et des amuseurs. Ils ont été presque effrayés par les implications esthétiques de leurs propres créations. Ils n’ont pas compris que pour être pris au sérieux dans le champ artistique il fallait se prendre au sérieux soi-même – ce qui n’empêchait nullement la pratique de l’humour, de la dérision ou de la satire. Ainsi que le rappelle Riout, “toutes les avant-gardes qui ont été reconnues ont présenté le spectacle d’une cohérence et d’un engagement violents : être sérieux, y compris dans la dérision, afin d’être crédible” (1981, p.87).

X versus yx

Par sa démarche esthétique comme par la situation institutionnelle de son geste, Fourest ne se serait guère éloigné des monochromes d’Alphonse Allais, à telle enseigne qu’il serait permis de voir dans son Pseudo-sonnet en x rien de moins qu’une manière de monochrome poétique. Si, pour Denys Riout, “le sonnet de Fourest avoue trop franchement son statut pour subvertir la poésie et ses codes” (2006, p.387), il convient de souligner que Fourest ne prétend nullement que son texte est une “plaisanterie facile” ; il conçoit seulement que les lecteurs puissent le frapper d’ironie. Ce n’est pas la même chose, mais c’est peut-être déjà trop. L’épigraphe et la “Note de l’auteur” sont d’autres signes d’une disqualification – d’une qualification de “plaisanterie” – du poème par le poète. L’épigraphe est une double redite du rien du texte, et donc une surenchère, une manière de mettre les points sur les i s’il y avait ici des i. La “Note de l’auteur” , par le truchement de l’ironie, met le texte à distance. Elle jouerait le rôle d’une œillade appuyée qui alerterait le lecteur. Ceci étant, les quatorze lignes du Pseudo-sonnet demeurent ce qu’elles sont : un alignement de «x», qui ne disent rien – ou plutôt, qui n’informent de rien, qui ne racontent pas d’histoire, ne font pas connaître d’opinion ou de sentiment. Et cet alignement de «x» n’est pas quelconque non plus : typographiquement, il répond parfaitement à la disposition d’un sonnet, à la répartition de ses strophes en deux quatrains suivis de deux tercets. Le Pseudo-sonnet de Fourest dit au moins cela : la poésie est une forme – Corbière ajouterait, pour le sonnet, une “addition” (1973, p.39-40) – qui ne dit pas nécessairement quelque chose, qui a la possibilité de ne rien dire et de ne s’occuper que d’elle-même. Fourest n’est pas le premier à exprimer cette définition implicite, et combien moderne, de la poésie en se jouant de la forme du sonnet. Ainsi, par exemple, avec la Complainte-épitaphe qui clôt le recueil des Complaintes, Jules Laforgue produit un sonnet non pas aphasique mais phtisique. Sur des vers de deux syllabes, c’est une parole anémiée, raréfiée, qui se donne à lire, un dernier souffle avant la pirouette finale – avant la mort :

La Femme,
Mon âme :
Ah ! quels
Appels !
Pastels
Mortels,
Qu’on blâme
Mes gammes !
Un fou
S’avance
Et danse.
Silence…
Lui, où ?
Coucou[8].

Les Pastels/mortels transcrivent péremptoirement cette représentation minimalisée, ce presque rien que devient la poésie. Réduire le sonnet à vingt-huit – voire à quatorze – syllabes, se risquer à la composition d’un poème à peine dicible implique souvent de thématiser l’extinction même. C’est ce que fit Jules Rességuier dans son Sonnet sur la mort d’une jeune fille, sonnet en vers monosyllabiques souvent cité dans les manuels de versification pour la prouesse formelle qu’il constitue[9]. Chez les Zutistes, c’est moins la mort qui est évoquée que la petite mort orgastique. On se souviendra du Jeune goinfre de Rimbaud (et de sa “Quéquette/ D’ivoire[10]) ou de la peu orthodoxe Causerie de Charles Cros, où Tristan et Yseult physiquement s’accordent (“Est-ce/ Là/ Ta/ Fesse[11] ? “). D’autre part, dans le Sonnet pointu de La Légende des sexes, Edmond Haraucourt réduit progressivement la longueur des vers au fur et à mesure que monte le plaisir de la locutrice – jusqu’au “Ha !” de la délivrance[12]. Les auteurs cités jouent tous sur l’amenuisement – immédiat ou progressif – du verbe et sur la verticalité visuelle. Toutefois, s’ils réduisent le texte, ils n’envisagent pas son remplacement par des signes a priori dépourvus de sens – et dès lors porteurs de toutes les virtualités sémantiques possibles. Un travail dans cette direction est perceptible chez Corbière, qui n’hésite pas à trouer ses poèmes de silences représentés par des lignes de points, notamment dans le sonnet inversé Le crapaud, où un tel artifice graphique, selon Pascal Durand, “prolong[e] en énigme la disparition du «crapaud » poète” (2006, p.177):

… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
_____________________________
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi[13].

Chez Corbière, la ligne de points n’a d’autre fonction que d’indiquer une coupure – non pas une tranquille pause, mais une brutale interruption du discours. Alors que les signes de ponctuation – tirets, points de suspension et d’exclamation – visent à rompre l’éloquence poétique, la ligne de points marque le moment où le poète, piteuse bestiole, est contraint de se taire. Or, précisément, chez Corbière, elle n’est que cela : un silence entre deux vers – mais un silence qui n’est pas un vers, et qui n’empêche nullement la clausule d’arriver, et le poème de se conclure. Tout autre est l’attitude de Fourest : avec la radicalité du peintre qui choisit de ne plus (rien) représenter, il substitue au texte – à tout le texte – non pas des lignes de points ou de o, non pas même une page blanche, mais des lignes de «x». Le «x» est la lettre énigmatique par excellence. C’est la lettre de l’absolue substitution, à même de remplacer n’importe quoi ou n’importe qui. On utilisera l’«x» dans les équations comme l’on parlera de Monsieur X ou de «x» personnes. Fourest lui-même attribuera la citation en épigraphe de son Pseudo-sonnet plus spécialement truculent et allégorique à un mystérieux “X. Flumen” (p.33). La citation (“Nargue Legrand-du-Saule et sois et un Grand-du-Cèdre.”) préfigure le délire verbal du poème[14], alors que sa signature fantaisiste en est la redondance, sinon l’allégorie, puisque le “Flumen” peut se lire comme le “flumen (verborum) [le flux de paroles] d’un X – d’un improbable Monsieur X dont la présence impertinente sape le geste épigraphique[15].

Par ailleurs, «[i]x» est une sonorité rarissime en français en finale de mot, à tel point qu’il pousse Mallarmé, dans le sonnet dit en «yx», à#224; créer le “ptyx/ Aboli bibelot d’inanité sonore[16]. Le “ptyx” devient “l’allégorie de la pureté formelle, du texte ne prenant d’autre objet que sa propre élaboration” [17]. Et le sonnet en «yx» devient sonnet du ptyx, hapax mallarméen que le poème s’emploie ironiquement et paradoxalement à définir – mais fatalement pour ce qu’il est, un indéfinissable, un impensable, un informulable, soit l’“aboli bibelot d’inanité sonore” ou le “seul objet dont le Néant s’honore”. Il est sans doute étrange – mais pas interdit – de penser qu’au ptyx de Mallarmé répondent les x de Fourest – qu’au sonnet en «yx» répond le pseudo-sonnet en «x» [18]. Il y aurait une aporie plus radicale que celle du ptyx – objet verbal dont le sens est de n’en avoir aucun. Car il est toujours possible de rêver du ptyx – comme d’ailleurs des pihis d’Apollinaire dans le poème Zone, “longs et souples/ Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples” (1966, p.9). Mais des quatorze lignes de «x» de Fourest, non : c’est trop tard, lecteur, quelque chose fut écrit, un sonnet, au moins le rappel de la forme d’un sonnet, qui ne signifie pas – tant pis. Les x remplacent quelque chose, on ne sait quoi ; il ne nous est pas donné d’en décider. Le Pseudo-sonnet de Fourest se révèle très différent d’une page blanche, que le lecteur, quand il a le livre dans les mains, peut toujours compléter. Il s’apparente, en peinture, à un Carré blanc sur fond blanc, geste créatif minimal – et final –, que le spectateur se garde bien de profaner.

Malévitch versus Fourest

Il demeure néanmoins une difficulté, sociologique et historique, qui fait que Fourest n’est pas le Malévitch du sonnet. Certes, le texte eût été plus radical encore si Fourest avait supprimé toute indication paratextuelle, telle que le titre, la note et l’épigraphe. Mais il y a plus. Le Pseudo-sonnet pâtit du contexte où il apparaît. Pour le coup, il souffre d’être de Fourest et de figurer dans La Négresse blonde ! Quand sort le recueil en 1909, la critique se souvient de Fourest comme de l’un des animateurs d’une certaine vie littéraire de la fin du dix-neuvième siècle. Son nom est associé à la lecture de textes burlesques – en particulier de l’Épître falote et testamentaire – dans les soirées et les cabarets littéraires des années 1890. Et le contenu global de La Négresse blonde a pu confirmer ce que la critique croyait savoir de Fourest. Ce poète est un farceur, non dépourvu d’érudition et de virtuosité, sans doute, mais un farceur quand même ; et le Pseudo-sonnet n’est qu’une facétie de plus, selon l’opinion que pouvait craindre – ou feindre de craindre – Fourest lui-même. Enfin, comme il fut rappelé à propos des Incohérents, il importe, dans une posture d’avant-garde, d’affirmer le sérieux de sa démarche, voire, au besoin, de l’expliciter. Or, Fourest n’a jamais théorisé, n’a jamais cru bon de se fatiguer en gloses. Nulles Divagations chez lui, nulles Pages diverses. Seuls les poèmes doivent parler – ou se taire. Un dernier clin d’oeil, en somme.

Notes

[1]Aucune traduction d’ensemble des œuvres de Georges Fourest n’a, à ce jour, été réalisée et ce, dans aucune langue. Trois poèmes extraits de La Négresse blonde ont été traduits en portugais dans la revue brésilienne en ligne Revista Etcetera par Aurélia Haubner et Adson Bozzi. Y apparaît justement ce “Pseudo-sonnet ”, qui prend dès lors le titre de “Pseudo-soneto que os amantes da diversão fácil proclamarão o mais belo da antologia” (Revista Etcetera n°19, mars/avril 2006 (http://www.revistaetcetera.com.br/19/georges_fourest).Regresar

[2]Exemple donné par Denys Riout (La peinture monochrome, 2006, p.378).Regresar

[3]Exemple cité par Riout (p.386).Regresar

[4]On citera en exemple la dédicace des Illusions perdues à “Monsieur Victor Hugo”, qui compte une douzaine de lignes, et celle de La Rabouilleuse à “Monsieur Charles Nodier, Membre de l’Académie française, bibliothécaire de l’Arsenal ”, qui fait près de deux pages. La Duchesse de Langeais, en revanche, est dédiée sobrement “à Franz Liszt” sans autre commentaire.Regresar

[5]Une page noire est également présente dans Tristram Shandy (livre I, chap. VII, cité par Riout, 2006, p.379).Regresar

[6]Cf. Catherine Charpin, Les Arts Incohérents (1990, p.15).Regresar

[7]Selon l’expression créée par Alphonse Allais lui-même (cf. Riout, 2006, p.315). Regresar

[8]Laforgue, 2000, p.151. Exemple également cité par Pascal Durand (“Le sonnet « renversé » chez les poètes de la modernité”, 2006, p.178-179).Regresar

[9]Voir d’ailleurs Jean-Michel Gouvard (La versification, 1999, p.92-93). Jules Rességuier (ou de Rességuier) est né en 1788 et mort en 1866.Regresar

[10]Cf. Arthur Rimbaud, Poésies (1984, p.212). Sonnet dissyllabique, “Le jeune goinfre » ouvre la série des “Conneries” dans L’Album zutique.Regresar

[11]Poème repris par Grojnowski et Sarrazin dans L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle (1990, p.80). Regresar

[12]Cité par Grojnowski et Sarrazin (1990, p.50).Regresar

[13]Tristan Corbière, op. cit., p.58.Regresar

[14]Aliéniste, Henri Legrand du Saule (1830-1886) est notamment l’auteur d’un ouvrage sur Le délire des persécutions (Paris, Plon, 1871) et d’un livre sur Les Hystériques. Etat physique et état mental. Actes insolites, délictueux et criminels (Paris, Librairie J.-B. Baillière, 1891).Regresar

[15]De son côté, Alfred Jarry voit dans l’X la posture des suppliciés, et donc la mort : “Car il déchiffre sur les tombes l’avenir,/ Rêvant la nuit devant les X philosophales/ Des longs fémurs croisés en siestes triomphales” (Les Minutes de sable mémorial. César-Antéchrist, 1977, p.35). Voir aussi p.43 : “Et pendant qu’échassier unijambiste, l’empalé tourne en sens divers, en une inconscience de radiomètre, et vire-vire dardant ses yeux glauques, les trois Palotins, barbus de roux, de blanc et de noir, dansent une ronde à l’ombre de sa silhouette cristallisée d’X.”Regresar

[16]Stéphane Mallarmé, Poésies (1992, p.59). Les mots généralement attendus pour des rimes masculines en [ ix] sont “onyx ”, “phénix” et “Styx”, tous trois d’ailleurs utilisés par Mallarmé. Philippe Martinon les cite dans son Dictionnaire des rimes françaises (1962, p.239), en leur ajoutant la “Pnyx” (colline athénienne), quelques noms propres (“Cadix”, “Vercingétorix” etc.) et quelques termes scientifiques (“bombyx”).Regresar

[17]Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire (2006, p.277).Regresar

[18]Je n’ai pas trouvé de trace d’une publication du “Pseudo-sonnet” dans une revue, qui soit antérieure à la parution du recueil, en 1909. A ma connaissance, la seule publication du “Pseudo-sonnet” dans une revue est celle du Petit corbillard illustré n°1, 15 juillet 1910.Regresar

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